IV.6 – La neutralité scolaire en question

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Vingt-cinq ans après l’entrée en vigueur des lois scolaires des années 1880, Jean Jaurès s’inquiète de l’usage de la neutralité de l’école. La neutralité que Ferdinand Buisson avait présentée en 1882 en synonyme de laïcité, et qui servit l’année suivante à Jules Ferry de repère lorsqu’il a recommandé à l’instituteur de s’abstenir de tout enseignement doctrinal, ne risque-t-elle pas de se retourner contre la laïcité scolaire ? (voir textes II.2 et IV.4). N’y a-t-il pas contradiction à vouloir instruire en demeurant neutre ? La neutralité fait penser à l’abstention, au silence et au désengagement. Mais peut-on instruire sans s’engager ? Jaurès conteste une école contrainte de s’abstenir d’expliquer, d’analyser et de juger, afin de ne pas heurter les dogmatismes et les obscurantismes. Il ne soutient cependant pas une école militante et antireligieuse. Le dénigrement et le mépris ne sont pas des méthodes pédagogiques acceptables par l’école laïque qui a vocation à enseigner l’objectivité et l’impartialité. Au lieu de railler la naïveté de certaines croyances religieuses, l’école laïque transmet le désir de comprendre, la hardiesse dans la recherche et la joie de connaître.

 

La plus perfide manœuvre du parti clérical, des ennemis de l’école laïque, c’est de la rappeler à ce qu’ils appellent la neutralité, et de la condamner par là à n’avoir ni doctrine, ni pensée, ni efficacité intellectuelle et morale. En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre. Ou plutôt les cléricaux ramèneraient ainsi, par un détour, le vieil enseignement congréganiste. Celui-ci, de peur d’éveiller la réflexion, l’indépendance de l’esprit, s’appliquait à être le plus insignifiant possible ; ainsi, les affirmations et les doctrines de l’Église, auxquelles rien ne faisait contrepoids, maîtrisaient irrésistiblement les intelligences.

Sans doute il serait matériellement impossible de retrancher aujourd’hui de l’histoire des hommes ou de l’histoire de la nature tous les événements qui contrarient la tradition ecclésiastique. Les choses mêmes, si je puis dire, ont une voix et jettent des cris. La cosmographie, la géologie, la vaste histoire humaine renouvelée par la critique, ne s’accordent pas aisément avec la lettre de certains récits bibliques enfantins et étroits ; toutes les sciences, quelles qu’elles soient, abstraites ou concrètes, en habituant l’intelligence à lier des idées selon une conséquence rigoureuse, comme le fait la géométrie, ou à enchaîner les faits selon des lois, comme le font la physique et la chimie, la mettent en défiance à l’égard du miracle. Et le large tableau de la vie multiple et changeante des peuples, de la succession des institutions, des croyances, des formes religieuses et sociales émergeant par degrés et s’évanouissant peu à peu, libère l’intelligence des partis pris aveugles.

La neutralité scolaire ne pourrait donc pas, à moins d’aller jusqu’à la suppression de tout enseignement, retirer à la science moderne toute son âme de liberté et de hardiesse. Mais ce qu’on attend de l’école, ce qu’on s’apprête à exiger d’elle, c’est qu’elle réduise au minimum cette âme de liberté ; c’est que, sous prétexte de ménager les croyances, elle amortisse toutes les couleurs, voile toutes les clartés, et qu’elle ne laisse parvenir à l’esprit les vérités scientifiques qu’éteintes et presque mortes. Il y a une façon de raconter l’histoire de la terre, les « époques de la nature » pour parler comme Buffon, qui émeut prodigieusement l’esprit et qui le fait assister au long travail de notre planète comme à un drame incomparable. Il y a au contraire une façon sèche, inerte, qui ne laisse dans l’esprit que des mots et qui n’y suscite point la vie et les dangereuses curiosités redoutées par l’Église.

De même il est possible de raconter l’histoire de France sans manquer à l’exactitude matérielle des faits et des dates, mais de telle sorte que les institutions successives, empire de Charlemagne, féodalité, monarchie centralisée, explosion révolutionnaire de la démocratie bourgeoise, lente poussée et préparation du socialisme, n’offrent à l’esprit rien de vivant et se réduisent à une pauvre nomenclature. Dès lors, les intelligences ainsi éduquées, n’ayant jamais goûté la vie, ne seront pas choquées de ce qu’a de mort aujourd’hui la pensée ecclésiastique. Et l’Église guettera l’heure où tous ces esprits, souffrant à leur insu de la pauvreté de l’enseignement scolaire, seront à la merci de la première émotion idéaliste qu’elle pourra leur ménager.

Ainsi, par la campagne de « neutralité scolaire », ce ne sont pas seulement les instituteurs qui sont menacés de vexations sans nombre. C’est l’enseignement laïque lui-même qui est menacé de stérilité et de mort.

Plus l’esprit est vivant, plus il étend à l’infini les applications des idées qu’il reçoit. Quoi de plus abstrait en apparence que la géométrie ? Mais le jour où Roger Bacon pressent et proclame dans son Opus magnum que tout l’univers est, en un sens, géométrie et mathématique, le jour où il conclut que l’homme pourrait donc exercer une action croissante sur la totalité des choses, et concentrer en un seul miroir assez de flamme pour éclairer et embraser l’univers, ce jour-là il agrandit à l’infini la pensée d’Archimède. Il pressent Diderot, Berthelot, Renan, et la froide géométrie prend dans son esprit révolutionnaire une force de révolution. De même encore, quand Descartes empruntait à la géométrie le type de la certitude, il renouvelait par elle tout l’esprit humain. Et lorsque, par une tendance d’esprit toute contraire, Pascal limitait la sphère de la géométrie et affirmait tout un monde de vérités d’un autre ordre, il montrait encore que la géométrie n’était pas restée pour lui science abstraite et morte, qu’il en avait confronté la méthode avec toute la vie de l’esprit humain. Il faudrait tuer les esprits pour empêcher les idées d’y développer ces vastes conséquences, souvent imprévues, dont s’épouvantent les partisans de la « neutralité scolaire », c’est-à-dire de l’immobilité ecclésiastique. Est-ce à dire que l’enseignement de l’école doit être sectaire, violemment ou sournoisement tendancieux ? Ce serait un crime pour l’instituteur de violenter l’esprit des enfants dans le sens de sa propre pensée. S’il procédait par des affirmations sans contrepoids, il userait d’autorité, et il manquerait à sa fonction même qui est d’éveiller et d’éduquer la liberté. S’il cachait aux enfants une partie des faits, s’il ne leur faisait connaître que ceux qui peuvent seconder telle ou telle thèse, s’il ne comprenait pas ou s’il ne faisait pas comprendre la force des raisons qui ont légitimé telle ou telle institution, propagé telle ou telle croyance, il n’aurait ni la probité ni l’étendue d’esprit sans lesquelles il n’est pas de bon instituteur.

Que tout le mouvement de l’Europe moderne tende à la démocratie politique d’abord, et aussi à la démocratie sociale, c’est ce qui ressortira sans doute de l’enseignement historique de l’école. Mais ce n’est pas une raison pour méconnaître les grandeurs de l’ancienne monarchie française et l’éclat de l’ancienne aristocratie, et il suffirait à l’instituteur de méditer le Manifeste communiste de Marx pour y voir le plus magnifique tableau de l’œuvre de la bourgeoisie moderne. On peut donc se tourner vers l’avenir et orienter vers des temps nouveaux la signification de l’histoire, sans calomnier le passé et le présent. Cette largeur d’esprit est conforme aux exigences de la science elle-même, car la science est l’interprétation de la vie, et la vie ne procède point par tranches : elle va comme un fleuve où bien des affluents se mêlent, et le passé se survit étrangement à l’heure même où on le croit aboli.

De là la nécessité d’une méthode d’enseignement surtout positive. Ce n’est point par voie de négation, de controverse, que doit procéder l’instituteur, mais en donnant aux faits toute leur valeur, tout leur relief. À quoi bon polémiquer contre des récits bibliques enfantins ? Il vaut mieux donner à l’enfant la vision nette de l’évolution de la terre. À quoi bon railler la croyance au miracle ? Il est bien plus scientifique de montrer que tous les progrès de l’esprit humain ont consisté à rechercher des causes et à savoir des lois. Quand vous aurez ainsi mis dans l’esprit des enfants la science avec ses méthodes et la nature avec ses lois, c’est la nature elle-même qui agira dans leur intelligence et qui en rejettera le caprice et l’arbitraire. Et que pourront dire alors ceux qui accusent à tout propos l’instituteur de violer la neutralité scolaire ? Voudront-ils, selon le mot admirable de Spinoza, obliger la nature elle-même à délirer comme eux ?

 

Jean JAURÈS, « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 4 octobre 1908, dans De l’éducation (anthologie), introduction de Gilles Candar, postface de Guy Dreux et Christian Laval, Syllepse, 2005, pp. 176-178.

 

IV.7 – Une école neutre parce que laïque

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