On peut demain libérer le professeur. Je rêverais d’être le ministre de l’Éducation Victor Schœlcher des professeurs, autrement dit celui qui aurait réussi grâce à vous tous à faire que la correction de copies devienne quelque chose de très assisté par l’intelligence artificielle. On sait qu’il y a de premières innovations intéressantes en la matière, on est aux balbutiements de cela, mais il est évident que la correction pourrait considérablement évoluer dans les temps à venir, même si on n’en est pas encore à la copie de philosophie corrigée par l’intelligence artificielle. Mais je ne ferais pas de commentaires sur la correction en philosophie…1
Durant l’année scolaire, les oukases successifs de Jean-Michel Blanquer ont transformé le baccalauréat en crash-test de sa réforme. Le résultat est d’ores et déjà accablant, mais le ministre orwellien de la rue de Grenelle refuse de le voir. Instrumentalisant cyniquement la crise sanitaire, il se prépare même à transformer un examen national perfectible, passé par sept cent mille élèves, en quelques centaines de « bacs maison » dont la valeur dépendra de la réputation de l’établissement dans lequel il aura été préparé.
Une organisation désastreuse
On se souviendra de la session 2021 du baccalauréat comme de celle de tous les ratés et de tous les traumatismes. Bien que réduite à deux épreuves, celle de philosophie et un « Grand oral », fétiche de la réforme, il est apparu que les services rectoraux des Divisions des examens et concours et du SIEC, en sous-effectif chronique et pressés par les injonctions contradictoires et démoralisantes de l’administration centrale2, ont été dans l’incapacité de l’organiser correctement.
Convocations arrivées tardivement ou correcteurs appelés par téléphone à siéger dans des jurys qui se tiennent une heure plus tard ; copies attribuées au fil de l’eau qui empêchent les correcteurs de planifier leur travail ; bugs à répétition du logiciel de correction Santorin ; réunions d’entente et d’harmonisation annulées dans certaines académies au motif de la crise sanitaire alors qu’elles se tiennent normalement dans d’autres et que les restrictions liées au Covid disparaissent ou s’atténuent partout ; copies illisibles, numérisées en désordre, incomplètes, mélangées ; anonymat non respecté — l’accumulation des dysfonctionnements est inédite. Elle marque une incurie que la crise sanitaire ne peut expliquer, et confirme le mépris de l’institution pour ses agents et les élèves.
À l’image de l’année scolaire, la session 2021 du baccalauréat aura donc été marquée par une désorganisation généralisée, une faillite administrative, et un autoritarisme décomplexé. Le désarroi des professeurs est d’autant plus grand que le chaos présent était prévisible. Mais le ministère est resté sourd aux alertes et aux propositions récurrentes, parmi lesquelles celles de l’APPEP. Une crise de confiance sans précédent affecte aujourd’hui le lycée français.
L’effacement de l’épreuve de philosophie
L’invention absurde d’une épreuve d’examen dont la note peut ne pas compter a condamné l’épreuve de philosophie à n’être qu’un faux-semblant, décourageant par avance les élèves de composer sérieusement. Les collègues corrigent des copies souvent bavardes, et rarement philosophiques, rédigées à la hâte par des candidats dissuadés de donner le meilleur d’eux-mêmes. Mais ils se heurtent à une tâche impossible, l’épreuve ayant été vidée de son sens. Quelle note attribuer à un travail réalisé dans ces conditions ?
Cet aménagement de l’épreuve de philosophie préfigure le devenir de ce que le ministre continue, contre toute évidence, d’appeler « l’épreuve reine » du baccalauréat, comme pour mieux la tourner en ridicule. Isolée en fin d’année, alors que les élèves connaîtront déjà 82 % de leur note de baccalauréat et après que Parcoursup aura rendu son verdict, l’épreuve de philosophie sera dorénavant sans enjeu, pas même un rituel comme le proclame partout Pierre Mathiot, mais réduite à un folklore médiatique, destiné à entretenir l’illusion que le baccalauréat continue d’exister.
Un contresens sur la nature de la correction
Le ministre, qui se rêve en « Victor Schœlcher des professeurs », leur a imposé une correction dématérialisée, premier pas vers une libération totale que les progrès de l’intelligence artificielle permettraient. Par-delà l’obscénité de l’analogie, et une technophilie aveugle qui le conduit à affirmer que l’IA permettra de réaliser enfin « l’idéal socratique »3, Jean-Michel Blanquer avoue son ignorance du travail de correction, élément essentiel du rapport d’un enseignant avec ses élèves. Il le réduit en effet à l’attribution d’une note dont il rêve qu’une machine puisse la donner. Les correcteurs sont d’ores et déjà officiellement réduits au statut d’« intervenants » dans un processus qui leur échappe, avant de disparaître complètement, selon les souhaits du ministre. Ainsi dans certaines académies, les réunions d’harmonisation se tiendront absurdement après l’enregistrement des notes, c’est-à-dire à un moment où elles seront vaines, et partout des harmonisations statistiques seront réalisées, en l’absence des correcteurs et sans prise en compte des copies. L’évaluation du travail des élèves n’est plus qu’une étape de la gestion des flux.
La seule « réussite » de Santorin est de permettre la surveillance des correcteurs. Dans plusieurs académies, des professeurs ont été appelés par les rectorats pour les presser d’accélérer leur travail, alors même que certains d’entre eux corrigeaient des copies téléchargées. Cette défiance inouïe signifie que la possibilité que nous avons obtenue de corriger hors-ligne, et donc hors surveillance, est une concession provisoire. Gageons que cette anomalie sera corrigée à l’avenir.
Le Grand oral
Le maintien obstiné d’une épreuve absurde, négation d’une véritable oralité, que les élèves n’ont pu préparer et qu’ils passent devant des professeurs d’une autre discipline que celle de leur sujet, ridiculise l’examen. Mais elle révèle la nouvelle fonction des professeurs, gestionnaires interchangeables de « compétences » détachées des connaissances, « coaches » de beaux parleurs ignorants.
Vers un « bac maison »
Nul doute que le ministre se félicitera de cette session, dont il se réjouira qu’elle ait pu se tenir quoi qu’il en coûte. S’il concède certains dysfonctionnements, ce ne seront que des défauts d’organisation passagers, imputables au rodage d’une mécanique neuve et à la crise sanitaire.
Pourtant, le bilan de sa réforme, qui n’a rien à voir avec la pandémie, est accablant : pressions aggravées sur les enseignants tout au long de l’année ; destruction de l’enseignement disciplinaire ; mise en concurrence des disciplines et des professeurs dans les établissements qui conduit à un dumping par les notes ; chefs d’établissement massivement dépassés et autoritaristes ; surveillance de la correction du baccalauréat ; jurys de baccalauréat centralisés, composés de façon opaque, et inconnus des correcteurs ; explosion des inégalités, rupture de confiance inégalée.
Loin d’en tenir compte, le comité de suivi de la réforme poursuit sa folle marche en avant et confirme sa vision inégalitaire et gestionnaire de l’enseignement en proposant d’étendre encore le champ du contrôle continu. Si cette solution était retenue, les enseignants seraient soumis à la fois aux pressions des élèves et des familles qui leur rendent insupportable l’exercice de leur métier, et à une administration intrusive qui réglementera étroitement leur notation et mettra à mal leur liberté pédagogique au prétexte de les protéger des pressions.
Champ de ruine
Dans ce désastre qui détruit le métier d’enseignant, où l’on voit des personnels pressés d’effectuer des tâches absurdes et une institution républicaine disparaître, l’opinion découvre médusée l’état de l’École après quatre ans de mandat de Jean-Michel Blanquer rue de Grenelle. La multiplication des assemblées générales dans toutes les académies, le refus par certains collègues d’assurer leur fonction de coordonnateurs dans ces conditions, les grèves courageuses de certains correcteurs donnent des raisons d’espérer. De son côté, l’APPEP continuera de jouer tout son rôle pour défendre l’enseignement de la philosophie et une authentique École républicaine.
Nicolas Franck
Président de l’APPEP
28 juin 2021
- Jean-Michel Blanquer, Discours d’ouverture aux Assises de l’IA pour l’école, 13 décembre 2018
- Voir, par exemple, la motion de l’AG des agents de la DEC de l’académie de Nantes.
- Dans la même intervention aux Assises de l’IA pour l’École, Jean-Michel Blanquer affirmait triomphalement : « Notre ambition c’est évidemment de situer la France aux avant-postes de ce qui peut se faire en matière d’intelligence artificielle dans le domaine de l’éducation, avec des perspectives ouvertes considérables. D’une certaine façon, j’ai tendance à dire que nous sommes en phase enfin d’accomplissement, avec vingt-cinq siècles d’attente, de l’idéal socratique celui de l’interactivité, celui d’une maïeutique réalisée réellement, non pas parce que nous robotiserions l’éducation, non pas parce que nous la rendrions totalement technologique, mais au contraire parce que nous réussirions une interaction grâce à un couple réussi entre l’homme et la machine. »