II.2 – De la sécularisation à la laïcité

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Quelques semaines après l’adoption de la loi sur l’enseignement primaire obligatoire du 28 mars 1882, Ferdinand Buisson, qui est directeur de l’Enseignement primaire depuis 1879,  rédige l’article « Laïcité » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, avant de le reprendre sous une forme modifiée dans l’édition de 1911 du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. En 1882, le mot laïcité  est encore  un néologisme puisqu’il n’est en usage que depuis  une dizaine d’années. La loi du 28 mars 1882 qui rend l’instruction primaire obligatoire et remplace l’instruction morale et religieuse par l’instruction morale et civique, ne porte pas mention du terme et, lors des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi, Jules Ferry, soucieux de ne pas focaliser les débats sur un mot nouveau, use préférentiellement du terme sécularisation.

Buisson explique dans cet article « Laïcité » que la sécularisation constitue  un processus social et culturel de passage de lois et de normes ecclésiastiques à des lois et des normes civiles, marquant ainsi un affaiblissement culturel objectif des religions dans la société. De ce point de vue, la Révolution française de 1789 et la révolution scolaire des années 1880 que les républicains tentent de réussir, expriment effectivement un processus de sécularisation. Mais la sécularisation ne suffit pas, d’après Buisson, à rendre compte de ce qui s’est joué en 1789 et surtout de ce qui est en train de se jouer avec la révolution scolaire des années 1880. Avec la laïcité, on n’a pas exclusivement affaire à une évolution sociologique et culturelle, ni seulement à des besoins d’efficacité dans le fonctionnement des États et des sociétés modernes. L’enjeu est d’une autre nature. Avec la laïcité, il s’agit de libérer l’État de l’emprise des Églises et d’affirmer ainsi le caractère humain des relations de pouvoirs qui s’établissent entre les hommes. La laïcité n’exprime pas seulement un phénomène culturel objectivement observable d’affaiblissement de la religion dans les institutions et les mentalités des sociétés européennes du XIXe siècle. Elle est une idée pratique, portée par une volonté émancipatrice. Le droit à l’instruction pour tous et l’émancipation de l’école populaire de la tutelle ecclésiastique ne s’accompliront pas spontanément mais sous l’effet d’une volonté politique persévérante. Buisson montre qu’à  travers la laïcité, il s’agit simultanément de garantir la liberté de conscience par la neutralité de l’État en matière de croyance et d’incroyance, et de libérer l’autorité politique et l’école populaire de la tutelle ecclésiastique.

Dans cet article classique, Buisson donne la mesure de sa vigueur théorique, associée à une subtile dialectique. Il montre que la laïcité de l’État et celle de l’école s’inscrivent dans un processus historique objectif de sécularisation, de sorte que la politique de laïcisation des républicains ne fait pas violence au cours de l’histoire, tout en accentuant cependant le processus. Ainsi, la laïcisation de l’école qui s’engage au moment où Buisson écrit l’article s’inscrit-elle, d’après lui, dans un mouvement historique global de sécularisation. Elle vise à assurer à tous les enfants du pays une instruction « libérale », fondée sur l’exercice de la raison et des autres facultés naturelles. Elle veut être un vecteur d’universalité, en accueillant tous les enfants du pays, par-delà les croyances ou les incroyances.

 

Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur. (…)

La laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe.

Un seul domaine avait échappé jusqu’à ces dernières années à cette transformation : c’était l’instruction publique, ou plus exactement l’instruction primaire, car l’enseignement supérieur n’était plus tenu depuis longtemps à aucune sujétion ; et, quant à l’enseignement secondaire, il n’y était astreint que pour ses élèves internes, c’est-à-dire en tant que l’État se substituant aux familles est tenu d’assurer aux enfants, dans les murs des collèges où ils sont enfermés, les moyens d’instruction religieuse qu’ils ne peuvent aller chercher au dehors. L’enseignement primaire public, au contraire, restait essentiellement confessionnel : non seulement l’école devait donner un enseignement dogmatique formel, mais encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l’école, maîtres et élèves, programmes et méthodes, livres, règlements, était placé sous l’inspection ou sous la direction des autorités religieuses.

L’histoire même de notre enseignement primaire expliquait ce régime.

Par des motifs divers, tous les gouvernements qui se sont succédé chez nous depuis le Consulat avaient répudié les projets de la Convention et mis tous leurs soins à reconstituer ou à maintenir le système ancien de l’école confessionnelle. Un système qui a pour lui une existence de plusieurs siècles, tout un ensemble d’écoles formées et de maîtres en possession d’état, qui a de plus l’approbation du clergé, celle de tous les partis sauf un seul, et qui a enfin en sa faveur des considérations économiques toujours puissantes même auprès des municipalités théoriquement opposées à l’enseignement clérical, ce système ne pouvait être aisément abandonné. Et pour qu’un gouvernement résolût d’y substituer hardiment le régime de la laïcité, il fallait que d’une part l’opinion publique fût revenue aux traditions de 1789 et de 1792 et vît d’une vue bien claire la nécessité d’accomplir dans l’instruction publique la même révolution que dans tout le reste de nos institutions, et il fallait d’autre part que le gouvernement fût en mesure de lever les nombreux obstacles préalables qui empêchaient de songer à cette transformation, c’est-à-dire qu’il fût maître de l’enseignement public, qu’il en tînt le budget dans sa main, qu’il l’eût rendu gratuit et obligatoire, qu’il l’eût dégagé de la tutelle des communes et de celle des bienfaiteurs de toute sorte qui, sous prétexte de le doter plus ou moins richement, se réservaient le droit de le faire diriger à leur gré.

 

Ferdinand BUISSON, « Laïcité » (1882), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (extraits), établissement du texte, présentation et notes par Pierre Hayat,  Kimé, 2000, pp. 162-163.

 

II.3 – Laïcité et aspirations démocratiques

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