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Lucidité et pessimisme

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Le mois de janvier fut celui des traditionnels vœux du nouvel an. Pourtant, depuis quelque temps, ce rituel sonne étrangement. Continuer à y sacrifier, c’est estimer que notre situation ne conduit pas à désespérer complètement de l’avenir. Mais avons-nous raison ? La lucidité ne conduit-elle pas au pessimisme ?

Assurément, nous sommes à la fin d’un cycle de quelques centaines d’années qui a apporté à l’humanité une abondance inédite. Notre système de production est dorénavant en train de s’emballer et nous sommes entraînés dans des changements majeurs, à commencer par le réchauffement climatique qui nous place devant des défis inédits. Déjà à la fin des années 50, Romain Gary faisait ce constat : « L’espèce humaine est entrée en conflit avec l’espace, la terre, l’air même qu’il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? ». En un sens, nous sommes victimes de notre succès qui ne fut pas sans excès ni grande cécité sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphère.

René Char déclarait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Avec la multiplication des canicules, cette définition semble concrètement d’actualité, même si elle avance de façon sans doute bien péremptoire que toute lucidité est tourment et source de malheur. La référence au mythe d’Icare semble pouvoir éclairer cette formulation poétique. Ingénieux technicien, son père Dédale a confectionné des ailes en cire pour permettre à Icare de s’envoler du labyrinthe dans lequel il était enfermé. Mais ce dernier, imprudent et pris de démesure, se rapprocha trop du soleil et vit ses ailes fondre. Il chuta et disparut dans la mer. Ne sommes-nous pas, en effet, dans la situation d’Icare ? Nous étions enfermés dans un monde au développement lent qui pouvait donner l’impression de tourner en rond — monde où famine et maladies continuaient à errer tels des Minotaures meurtriers dans le labyrinthe de l’existence humaine. Nous en sommes sortis grâce à une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accélération de l’histoire et une explosion de la démographie. Enivrés par ces succès, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allés trop loin ? Ces techniques qui ont porté très haut notre niveau de vie ne risquent-elles pas de nous faire chuter brutalement dans une situation chaotique ?

Le mot « lucidité » provient du latin luciditas qui signifie « clarté ou splendeur » et dérive de lux — la lumière considérée comme une force divinisée. Une évolution sémantique a fait passer à une acception psychologique. Avoir toute sa lucidité signifie d’abord avoir tous ses esprits. Dans un second temps, être lucide, c’est faire toute la lumière sur la réalité et accepter de voir clairement et distinctement les choses telles qu’elles sont.

La lucidité se présente ainsi comme une qualité morale. Elle est la première vertu pour un intellectuel. C’est une exigence de probité dans les analyses scientifiques qui oblige à voir et présenter la réalité telle qu’elle nous apparaît à la lumière de nos observations, même et surtout quand elle est dérangeante, voire démoralisante. Elle est « l’amour de la vérité, quand elle n’est pas aimable ». Elle consiste à « voir ce qui est comme cela est, plutôt que comme on voudrait que cela soit. » (Comte-Sponville) Cet amour de la vérité supplante même le désir d’être heureux et de se protéger des vérités qui blessent ou ruinent la sérénité. À l’opposé de la facilité avec laquelle on peut s’installer dans une vision faussée et confortable du réel, la lucidité est une forme de courage de l’intelligence. Dès lors, « La lucidité ressemble beaucoup au pessimisme. » Les deux font l’expérience d’un ordre du monde qui contrarie celui de nos désirs. Toutefois, le pessimisme en tire l’idée que toute la condition humaine est désespérante. La lucidité, loin d’être une conception générale de notre situation, ne s’exerce que sur les vérités les moins réjouissantes.

Ne faut-il pas finalement reprocher aux pessimistes d’ériger leur désarroi en théorie  ? Leur désir de se distinguer des supposés naïfs et ignorants qui s’agitent encore pour améliorer les choses sur terre ne les rend pas sympathiques. Le pessimisme fait très souvent le lit d’une acceptation de l’ordre ou du désordre établi et cultive une vision tristement fataliste de l’existence. Lorsque le roi Œdipe apprend la vérité sur son sort — à savoir qu’il a tué son propre père et a été conduit à épouser Jocaste, sa propre mère, il se crève les yeux. Jocaste finit par se pendre. La conception tragique de la lucidité conduit à un désespoir complet. La rencontre du terrible, loin de permettre une vision plus claire du réel, finit par aveugler. Tout au contraire, parce que c’est une forme complète de courage, la vision non tragique de la lucidité invite, quant à elle, à traverser l’épreuve qu’elle s’efforce de regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les événements les plus accablants.

Au lieu de se laisser aveugler et étourdir par la rencontre du malheur, ne faut-il pas plutôt chercher à mieux envisager l’avenir ? La lucidité concernant le futur de l’humanité ne conduit pas à supposer que « les choses aillent de pire en pire» (Comte-Sponville). Elle ne se réduit pas à une éco-anxiété qui paralyse et désespère. Après avoir encaissé le choc douloureux de la prise de conscience, c’est en regardant avec courage les défis futurs, qu’il est possible de nous préparer efficacement à les affronter. Avançons alors que le vrai progrès consistera à opérer « une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources dans le but de rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de réduire les inégalités et d’améliorer le bien-être de l’Homme » (Hickel). Tel est le vœu qu’en toute lucidité, il est possible, je crois, de formuler pour 2024. Loin de conduire à la résignation pessimiste, la lucidité nous invite à la mobilisation écologiste.

Didier Guilliomet

Sources :

  • Romain Gary : Les racines du ciel
  • René Char : Feuillets d’Hypnos (1944), in Fureur et mystère
  • Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey
  • André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, article : lucidité
  • Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation
  • Corine Pelluchon, L’espérance ou la traversée de l’impossible
  • Jason Hickel , Less is more : How Degrowph will Save the World

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