Le monde du sport aime les oppositions et les comparaisons : Coppi et Bartali, Anquetil et Poulidor dans le vélo ; Seles et Graaf ou Nadal et Federer dans le tennis ; Maradona et Pelé dans le football, pour prendre quelques exemples célèbres et ne pas parler de tous les derbies qui émaillent les territoires et offrent une géographie qui échappe à toutes les cartographies. Le monde du sport aime également ces conversations sans fin où les matchs sont rejoués, l’histoire réécrite, les sportifs défaits remis sur leur piédestal. Proposons donc, dans ce jeu des mots et des oppositions, l’une d’entre elles, puisque le sport est, après tout, agonistique : le skieur de fond et celui de descente avec leurs deux manières distinctes de laisser leurs traces sur la neige.
Le skieur de fond, jusqu’à présent, ne rencontrait que peu le skieur de descente ; mais le manque de neige le conduit de plus en plus vers des altitudes où désormais il le croise. Encore qu’il ne le croise pas vraiment, car il faudrait pour cela qu’ils partagent tous deux la même piste. Poussant sur ses jambes et ses bâtons pour surmonter une côte, le skieur de fond pourrait avoir quelque raison d’être soupçonneux, quand, parallèle à sa piste d’effort, dans un coin de son œil, il aperçoit le skieur de descente, souverain, se laisser couler dans la pente pour dessiner de larges courbes : derrière ses lunettes n’est-il pas en train de le toiser, lui le gagne-petit en mètres arrachés par l’effort, le souffle court et le cœur cognant ? Toutefois, il aura bientôt l’occasion de s’affermir de nouveau dans sa puissance, quand, au bas des pistes, là où la pente justement se meurt, il slalome entre des skieurs empêtrés dans leurs skis trop larges et trop lourds, avec des bâtons trop courts pour pousser. Le voilà roi de la glisse, souverain en son royaume.
Mais cette opposition est trop facile, ou simplement fantasmée. Car pour qu’il y ait opposition, il faut qu’il y ait rencontre. Or ces deux races s’ignorent. Le langage nous trompe : les qualifier par le même mot « skieur » dissimule une véritable différence de nature. Car l’un est skieur de fond, l’autre de descente. Pour ainsi dire, ce n’est pas la même esthétique qui est engagée.
Le skieur de descente, sur les pistes, à quoi rêve-t-il ? La pente préparée, tassée, damée : tout semble l’attirer vers la vitesse. Pourtant, la pente n’appelle pas la vitesse. Elle appelle la courbe. Talons fixés, semelle du ski large, présence des carres : c’est le virage qui constitue l’essence du descendeur — virage qui peut, bien sûr, être négocié avec plus ou moins de vitesse. Pour le skieur confirmé, la raideur de la pente n’est pas source de peur ; les bosses ne sont pas des ennemis : avant de s’engager, alors qu’il est tout en haut, il ne contemple nul abîme. Il lit les courbes à venir, les trajectoires serrées, les revirements brusques ; il voit la promesse d’une coulée fluide par le moyen de laquelle il cherche à atteindre une souplesse quasi métaphysique, qui déjoue la pesanteur. Est-ce une grâce alors offerte par la pente ?
Mais, si cela en est une, elle est bien cher payée. Car, pour être cet artiste de « Land Art », le skieur de descente doit… monter. Et s’il n’est pas skieur de randonnée, il ne peut le faire de lui-même. Pour que son corps soit ce pinceau qui dessine courbes et arabesques, il faut qu’il épouse la mécanique : celle dite des remontées. Il est ainsi tiré et élevé par une force mécanique qui préserve sa propre force corporelle. On pourrait alors résumer cet étrange ballet : une grâce abouchée à une mécanique.
À l’opposé, on pourrait considérer le skieur de fond comme un corps plié par et sous l’effort : la descente est la bienvenue, non pour tracer des lignes courbes, mais pour mettre enfin provisoirement son corps en repos, en laissant aller ses skis. Mais cette vue est superficielle. Le skieur de descente n’a la possibilité de glisser que si une pente lui est offerte par la remontée mécanique. Le skieur de fond ne doit la possibilité de glisser qu’à lui-même. Soit par ce petit miracle sans cesse renouvelé qu’est le pas alternatif, où l’arrêt est prise d’élan, où rechercher l’accroche équivaut à avancer ; soit par le pas patineur où trouver le point d’équilibre sur chaque pied est semblable à trouver la note sur le manche d’un violon.
Semelle étroite, talon libre, absence de carre, bâtons longs et légers : l’appel est celui de l’étendue. Parcourir l’étendue, inclure son corps dans le champ vaste d’un paysage ouvert, ou dans le silence d’une forêt profonde : ce n’est pas la courbe qui est ici recherchée, mais plutôt l’horizon, ou encore l’inconnu qui se cache derrière le prochain virage, ou au sommet d’une côte. Le skieur est ici de fond : les kilomètres s’accumulent parce que chacun d’eux est une promesse d’ailleurs, parce que chacun s’enroule autour d’un corps qui se veut le plus léger possible.
La trace que recherche le skieur de fond n’est pas celle qu’il imprime sur la piste : le plaisir d’être le premier à la fouler est moins dû au fait de voir derrière soi sa propre trace — le skieur n’est pas l’enfant de Hegel qui jette des pierres dans l’eau pour voir se dessiner des ronds à sa surface —, qu’au fait de profiter de la solitude réservée au premier. Non, la trace qu’il cherche à imprimer est une trace intérieure : c’est celle que le paysage, que la forêt, que le chemin enneigé laisse dans son corps. Littéralement il ne trace rien à l’extérieur de lui-même ; il se laisse marquer et tatouer par les arbres, les montées, les descentes, les silences : la trace est dans ses muscles.
Ainsi, au coin d’un feu, un skieur de descente et un skieur de fond, peuvent-ils deviser et rejoindre le grand bruissement de toutes ces conversations sans fin qui constituent le monde du sport. Il est à parier que leur conversation va s’alanguissant jusqu’à ce qu’entre, le visage bouffé par le givre, l’avalanche sur ses talons, le troisième comparse : le skieur de randonnée hors-piste.
Bertrand Nouailles