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« Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine »

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Durant les dix jours qui ont précédé son assassinat par un fanatique islamiste, Samuel Paty a été pressé de « s’excuser »1 auprès d’une mère d’élève, puis d’une classe, et enfin de reconnaître une « maladresse ». Il s’est exécuté, mais ses actes de contrition, nous le savons aujourd’hui, furent inutiles.

Pendant ces dix jours, Samuel Paty a également déposé plainte contre les calomnies qui s’abattaient sur lui. Il a beaucoup parlé avec ses collègues et sa hiérarchie. Il leur a écrit, s’est expliqué, a confirmé être fier du cours contre lequel on s’est déchaîné. Mais il a aussi exprimé son désarroi, au point d’annoncer qu’il choisirait l’année prochaine « une autre liberté comme objet de séquence »2 que la liberté de la presse, illustrée en l’occurrence par les dessins satiriques représentant Mahomet et publiés dans Charlie Hebdo.

Il n’y aura pas d’année prochaine pour Samuel Paty.

Or, que voulait-il faire ? Il ne cherchait pas à glorifier et à imposer une liberté d’expression prétendument illimitée. Son souci était simplement d’instruire, et d’amener les élèves à réfléchir aux enjeux des libertés fondamentales, comme la « liberté de la presse » ou la « liberté de circulation » dans les démocraties et les dictatures contemporaines. Notre collègue chevronné faisait son travail, avec constance et passion. Son cours, dont il avait déjà éprouvé, les années passées, la consistance et l’intérêt pour les élèves, respectait rigoureusement le programme officiel. Conformément aux recommandations ministérielles, il refusait toute censure ou autocensure.

Pourquoi avait-il finalement déclaré renoncer à traiter de questions qui se heurtent aux intimidations efficaces que l’intégrisme islamiste exerce sur l’école publique ?

Nous devons à la mémoire de notre collègue d’entendre ce découragement. Nous lui devons aussi de continuer à instruire nos élèves et à servir l’École de la République. Il nous incombe donc de soumettre nos questionnements et nos réflexions sur des manquements gravissimes, révélés implicitement par le rapport de l’IGÉSR.

 

Un abandon

Le contexte est connu : à la suite d’un cours d’enseignement moral et civique (EMC) durant lequel Samuel Paty montra une caricature de Mahomet, après avoir laissé la liberté à ses élèves de sortir s’ils craignaient d’être choqués, une élève menteuse – elle était absente à ce cours et a tenté à plusieurs reprises de faire croire le contraire – et un père virulent sont parvenus en quelques jours à déstabiliser un collège au « climat serein »3, avant de propager sur les réseaux sociaux des calomnies et des menaces d’une violence extrême, dans le contexte judiciaire du procès contre les complices des assassins de Charlie Hebdo.

D’après ce que nous savons, la principale, qui a reçu le père accompagné d’une personne se présentant comme « représentant des imams de France », a demandé à Samuel Paty de s’excuser de sa « maladresse », qui ne concernerait pas la présentation de la caricature, mais l’invitation faite aux élèves qui pourraient se sentir choqués à sortir un très bref instant. Mais elle a également signalé à notre collègue que ce père d’élève « menaçait de faire venir des musulmans devant le collège et d’alerter la presse »4. Elle a prévenu les services du rectorat de l’académie de Versailles en plaçant l’incident à son degré de menace maximale. Elle a accompagné Samuel Paty lors du dépôt de sa plainte, et a elle-même déposé plainte. Tout semble indiquer que la principale était plongée dans le même abandon et le même désarroi que notre collègue, au point de soumettre à la lecture préalable de certains de leurs représentants le courrier d’« apaisement » qu’elle a adressé aux parents d’élèves de l’établissement.

Dans ces conditions, comment comprendre que le rectorat de l’académie de Versailles ait tardé à informer la principale que le père d’élève accusateur avait déposé une plainte contre Samuel Paty ? Comment comprendre que les services compétents de l’académie de Versailles n’aient pas d’eux-mêmes proposé à Samuel Paty la protection fonctionnelle due à tout agent public faisant l’objet de diffamations et de menaces, comme c’était à l’évidence le cas ?

 

Des clients à satisfaire

Le rapport de l’IGÉSR montre que les services du rectorat ont eu pour préoccupation dominante d’apaiser le mécontentement de quelques parents. En l’occurrence, il s’agissait surtout de « tempérer la colère du père »5 qui avait exigé la radiation du professeur, qualifié par lui de « voyou ». Il en a été de même au collège, où l’on a redouté la réaction d’une mère pressée et extrêmement énervée6, et tenté de réduire la « virulence » du père d’élève d’une violence verbale extrême7.

Il apparaît toutefois que le rectorat et le collège n’ont pas été seulement la proie de pressions d’activistes islamistes. Le rapport de l’IGÉSR révèle en même temps un fonctionnement de l’institution scolaire miné par le consumérisme, qui rabaisse les élèves et leurs parents au rôle de consommateurs à satisfaire sans attendre, et dont l’ire des plus violents doit être apaisée dans l’instant. Dans le satisfecit qu’ils accordent à l’institution, les inspecteurs généraux se réjouissent que « les dispositions [aient] été prises avec réactivité pour gérer le trouble initialement suscité par le cours sur la liberté d’expression de Samuel Paty »8. C’est reconnaître qu’il n’était pas question de protéger un professeur contre des attaques violentes, mais de « gérer un trouble » qui aurait pour origine le cours de notre collègue, et non les calomnies dont il fut la victime. La « réactivité » de l’institution a bénéficié aux parents d’élèves mécontents plutôt qu’à Samuel Paty.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que des parents d’élèves et des élèves, qui ne reconnaissaient absolument pas le professeur Paty dans le flot d’injures qui s’abattaient sur lui, aient fini par renoncer à se faire entendre.

Un tel climat scolaire n’est pas propre au collège du Bois d’Aulne : il est devenu habituel à différents degrés dans tous les établissements.

Au lieu de lutter contre ce consumérisme porté par l’air du temps, et qui ouvre un boulevard aux activistes islamistes, les réformes en œuvre depuis des années le favorisent. Ainsi, l’adoption, de la maternelle à l’enseignement supérieur, du modèle managérial des compétences, qui transforme les connaissances en biens à acquérir, contribue à transformer les professeurs en distributeurs de services, et invite les parents de leurs élèves à leur demander sans cesse des comptes.

La pression qui s’exerce sur les professeurs s’est même considérablement aggravée avec le climat de défiance généralisée créé par Jean-Michel Blanquer. L’accroissement de l’autonomie des établissements, l’introduction du contrôle continu l’exacerbe davantage encore.

Le dialogue avec les familles ainsi que les droits et les devoirs des élèves sont aujourd’hui à reconsidérer complètement. Il s’agit là d’une tâche urgente.

 

Jules Ferry décontextualisé

Jules Ferry lui-même a été enrôlé pour justifier ce consumérisme. Selon le rapport de l’IGÉSR, lors de sa rencontre avec Samuel Paty,

Le référent laïcité développe une argumentation autour de deux axes : le fait d’avoir montré des caricatures n’est pas remis en cause ; en revanche avoir fait sortir des élèves pour leur épargner la vue des caricatures, même avec les meilleures intentions et dans le cadre d’une démarche pédagogique construite, est une erreur. Reprenant à l’appui de son propos, les termes de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs, il explique au professeur qu’en voulant le contraire, il a “froissé” les familles.9

Compte tenu du contexte de calomnies et de menaces, la critique était assurément inopportune. Elle était également infondée intellectuellement.

Il serait en effet aisé de relativiser le sens de cette formule célèbre de Jules Ferry10 en la rapportant à d’autres du même auteur, ou à d’autres penseurs de la période, comme Jaurès, Durkheim et Buisson. Tous avaient pris conscience que l’instruction risquait de « froisser » des pères de famille, et aperçu le piège que constituait pour l’école une neutralité qui « pousserait le système à l’absurde »11condamnant le maître d’école au silence – celle-là même dont Jaurès montrait qu’elle abaissait « le niveau de pensée et de savoir des maîtres »12 et constituait « une prime à la paresse de l’intelligence, un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit »13.

Mais de toute manière, la « règle pratique » adressée par Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883, trois jours avant de quitter le ministère de l’Instruction publique, ne peut être opposée en octobre 2020 à des professeurs du Secondaire. Les destinataires, les élèves, le contexte, tout a changé. Ainsi, l’actuel programme d’enseignement moral et civique ne contient plus les « devoirs envers Dieu ». Dès lors, que signifie aujourd’hui ne pas risquer de « froisser » des parents d’élèves, quand on demande à l’École de ne pas laisser aux familles et aux réseaux sociaux l’exclusivité des discours sur le complotisme, la théorie de l’évolution, le primat dans une démocratie laïque de la loi civile sur la loi religieuse, etc. ?

Au lieu de critiquer l’autorisation de sortir faite par Samuel Paty à ses élèves, il aurait fallu s’interroger sur les raisons qui l’ont amené à cette proposition. La fin tragique de notre collègue révèle cruellement la contradiction à surmonter entre ce que la société attend de l’École et l’exposition de ses serviteurs livrés sans filets aux désintégrations sociales. Le ministère demande aux professeurs de ne pas se censurer sur des questions sensibles, et de ne pas laisser le champ libre à l’obscurantisme religieux afin de remplir leur mission d’instruction. Il conviendrait donc qu’il soutienne sans équivoque et protège dans les actes les collègues qui mettent en œuvre ses recommandations.

L’attitude du « référent académique laïcité » révèle d’ailleurs l’ambiguïté du statut des « équipes valeurs de la République », qui apparaissent bien souvent comme des missions rectorales descendues dans les établissements pour rappeler à l’ordre et peut-être même sanctionner, bien loin de la « démarche d’accompagnement » qu’elles revendiquent. Le rapport de l’IGÉSR évoque des « malentendus sur le sens et la portée de [leur] démarche »8 que la double fonction des IA-IPR, à la fois évaluateurs et conseils, crée inévitablement. Mais les inspecteurs généraux ne proposent pourtant aucune préconisation sur ce point.

 

L’instrumentalisation des « valeurs républicaines »

En utilisant hors contexte l’emblème de la lettre aux instituteurs de Jules Ferry pour justifier un désaveu pédagogique et administratif, le référent laïcité de l’académie de Versailles illustre l’instrumentalisation des « valeurs républicaines » par le ministère qu’il représente.

Jean-Michel Blanquer répète à l’envi sa volonté de promouvoir la laïcité et de soutenir la liberté pédagogique des professeurs. Il affirme que la « logique du pas-de-vague n’est plus celle de l’Éducation nationale ». Ces déclarations auraient été un progrès par rapport au déni que nous avons connu si la politique menée par le ministre ne contredisait pas ces belles déclarations.

En effet, comme l’APPEP n’a cessé de le répéter, un enseignement des valeurs républicaines détaché de tout contenu disciplinaire ne peut que se réduire à des formules creuses et incantatoires. Associées à un autoritarisme administratif, elles sont comprises comme un instrument de mise au pas des professeurs. Ainsi, l’affaiblissement sans précédent de l’enseignement disciplinaire induit par la réforme du lycée et du baccalauréat, le projet d’introduire aux concours de recrutement des enseignants un entretien de personnalité et une épreuve de « valeurs républicaines » révèlent un contresens sur l’idée même de laïcité et de liberté pédagogique.

Contre ce risque de réduire les valeurs républicaines à un catéchisme républicain, il faut sans cesse réaffirmer et mettre en œuvre l’émancipation dont elles sont le moyen. C’est le rôle de tous les professeurs, et particulièrement des professeurs de philosophie dans leurs classes et dans la formation initiale de tous les maîtres.

 

Ce que peuvent les professeurs de philosophie

Le 2 novembre dernier, comme en 2015, les professeurs de philosophie ont été largement sollicités dans leurs établissements pour répondre aux inquiétudes et aux questions des élèves. Ce n’est pas un hasard.

Le travail de conceptualisation et de réflexion philosophiques permet en effet de faire comprendre le sens, les enjeux et la portée des « valeurs républicaines », qui ne peuvent se réduire aux injonctions d’une politique publique. L’autonomie qu’elles promeuvent ne peut être atteinte que par l’apprentissage de l’usage critique et dialogique de la raison. Il revient aux professeurs d’apprendre à leurs élèves à apercevoir les obstacles qu’ils rencontrent dans cette tâche, et à se rendre progressivement capables de les surmonter. L’école est en cela le lieu exemplaire où l’on apprend à reconnaître l’autorité des savoirs scientifiques en construction. En son sein, le cours de philosophie offre l’occasion privilégiée d’actualiser la liberté de la raison.

Ainsi que le propose Pierre Hayat14, il est par exemple possible en cours de philosophie que les élèves distinguent la liberté de la conscience, « par principe indépendante de toute pression extérieure », parce que relevant de leur pure intériorité, et la liberté de conscience, qui « apporte à la conscience un élément vital : la possibilité de s’exprimer et de communiquer librement ». Alors que la première court le risque de s’en tenir au confort de l’intimité avec soi, la seconde implique la revendication d’un droit à préserver ou à conquérir, et s’articule à la liberté de la raison. La liberté de conscience et la liberté de la raison peuvent ainsi être comprises et vécues comme cofondatrices de la laïcité scolaire.

En invitant chaque élève à clarifier ses représentations, et en introduisant explicitement un rapport dialogique de soi à soi, le cours de philosophie empêche l’enfermement de la conscience dans ses certitudes. Il contribue à prévenir l’obscurantisme et le fanatisme, contre lesquels on ne lutte pas par des déclamations, ni même en dotant les élèves de « compétences critiques » censées « décrypter » les discours extérieurs, et qui favorisent aussi bien le développement du complotisme.

Nous sommes ici bien loin de cette « bonne et antique morale de nos pères et de nos mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques » à laquelle se réfère Jules Ferry dans une partie de sa lettre qu’aucun référent laïcité ne citerait. Le cours de philosophie invite au contraire chacun à faire l’expérience de la force critique d’une raison au travail et, par là, à prendre conscience de la puissance émancipatrice de la réflexion.

Aujourd’hui plus que jamais, il importe donc que les professeurs de philosophie qui en font la demande soient chargés de l’EMC en Terminale. Il faut également que des cours de philosophie soient proposés dans la formation initiale de tous les enseignants.

 

L’année prochaine et les suivantes, les professeurs continueront à faire cours sans se laisser intimider. Ils seront peut-être tentés, comme Samuel Paty dans un moment de découragement si compréhensible, de faire cours « sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’internet en Chine » plutôt que sur la liberté d’expression ou la liberté de conscience dans la France d’aujourd’hui. Mais ils resteront convaincus, avec Samuel Paty, que « ce n’est pas [une erreur] que de défendre nos libertés en expliquant aux ados d’aujourd’hui des choses qui les dépassent »15. Seront-ils enfin soutenus ?

Nicolas Franck, Président de l’APPEP

29 décembre 2020

 

Téléchargement des fichiers liés

  1. Enquête sur les évènements survenus au collège du Bois d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l’attentat du 16 octobre 2020, Rapport de l’IGÉSR, p. 6.
  2. Courriel de Samuel Paty, cité par Le Monde, 18 novembre 2020.
  3. Rapport de l’IGÉSR, p. 3.
  4. Courriel de la principale, cité par Le Monde.
  5. Rapport de l’IGÉSR, p. 10.
  6. Rapport de l’IGÉSR, p. 35 et 7.
  7. Rapport de l’IGÉSR, p. 6.
  8. Rapport de l’IGÉSR, p. 17.
  9. Rapport de l’IGÉSR, p. 11.
  10. « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. »
  11. Ferdinand Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1911), article « Laïcité ».
  12. Jaurès, « De la neutralité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 11 octobre 1908, in Jean Jaurès, De l’éducation, Éd. Points, Paris 2012, p. 262.
  13. Jaurès, « La valeur des maîtres », RPPS, 25 octobre 1908, ibid. p. 266.
  14. Pierre Hayat, « Comment mobiliser le principe de laïcité dans le cours de philosophie ».
  15. Courriel de Samuel Paty, cité par Le Monde.