III.9 – Deux visages inséparables de la liberté laïque

Le sociologue Jean Baubérot examine de façon critique la distinction proposée par Claude Nicolet entre deux figures de la liberté intellectuelle et morale : la liberté de conscience et la liberté de penser (voir texte III.8). Jean Baubérot en indique les dérives possibles et les tensions. Donnant acte à Claude Nicolet de l’insuffisance de la liberté de conscience si celle-ci n’est soutenue par aucune exigence intellectuelle et morale vis-à-vis de soi même, il souligne cependant que la liberté de penser prônée sans lucidité sur ses effets peut devenir elle-même scientiste ou liberticide. Aussi, Jean Baubérot soutient-il le besoin de l’interaction vivante de ces deux visages de la liberté personnelle : « La liberté de conscience doit être travaillée par la liberté de penser et la liberté de penser par la liberté de conscience. » (La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997, p. 321, note 1).

 

« Dans l’idéologie républicaine française, (il existe) une prise de position sur les finalités, sur les valeurs qui rejoint inévitablement le domaine religieux », écrit l’historien Claude Nicolet (« L’idée républicaine plus que la laïcité », Le Supplément, avril 1988). Pour le modèle républicain ajoute-t-il, l’État doit exercer une « sorte de pouvoir spirituel ».

Dans cette perspective, il est nécessaire, nous dit Cl. Nicolet, de bien distinguer entre « liberté de conscience » et « liberté de penser » La première, caractéristique de toute démocratie, « fonde la tolérance à l’égard de toutes les croyances » et la garantie des libertés d’opinion et d’expression. Point n’est besoin de développer longuement, nous y sommes habitués. Mais nous la confondons parfois avec la « liberté de penser », plus spécifique de l’idée républicaine. Cette dernière, selon Cl. Nicolet, n’est pas « le fait de croire n’importe quoi, mais une certaine attitude par rapport aux croyances. Elle implique, sinon une méfiance à l’égard de toute transcendance, du moins le refus de toute aliénation de l’esprit face à tout dogme quel qu’il soit ».

Il ne s’agit donc pas d’une conception pluraliste de la liberté mais de la liberté comme libération, de la liberté comme conquête de la raison et de la science (peut-être encore plus invoquée que la raison au XIXe siècle) face aux dogmes autoritaires, aux préjugés, aux coutumes, etc., de la liberté enfin comme libération des particularités qui empêchent de parvenir à l’universel, conçu comme l’universel abstrait du citoyen. (…)

La liberté de penser comporte des périls, elle risque toujours de devenir plus ou moins liberticide. Mais s’attacher à la liberté de penser, vouloir la développer et la propager est une très noble tâche pour peu que l’on parvienne à se dégager de la recherche de boucs émissaires. Car la liberté n’est pas seulement un espace, elle est aussi un mouvement : la nécessité constante de se libérer. Elle est une dynamique jamais achevée, toujours à reprendre. Et il faut d’autant plus être passionné de liberté-libération que l’on accorde toujours plus, à bon droit, à la liberté-pluralisme.

C’est là que l’expérience de la laïcité française complète de façon heureuse – voire corrige – celle de la Révolution française. Globalement, la laïcité française a su être areligieuse et non antireligieuse (malgré ce que l’on croit, trop souvent, dans le reste de l’Europe). Elle a accepté de laisser une place aux religions, aux familles de pensée, d’être « trouée » comme la semaine scolaire laïque. Alors, structurellement, la laïcité reste toujours susceptible de se trouver menacée. Puisqu’une place est faite aux religions, existe constamment le risque que ces dernières en abusent et tentent de (re)devenir dominatrices : cléricalisme, néocléricalisme, radicalismes religieux, religion civile… dangers multiples, déjà expérimentés à plusieurs reprises. Dangers neutralisés dans la mesure où la stratégie du roseau s’est révélée plus efficace que celle du chêne : plier sans rompre. Garder un sang-froid exemplaire, maintenir – en tension dialectique – tolérance et vigilance : les deux ne s’excluent pas, au contraire. (…)

Nous avons donc un héritage à recueillir, à faire fructifier, à maintenir vivant. Cela suppose de trier et de réinterpréter. La laïcité n’est pas, encore une fois, la seule liberté de conscience, et ceux qui veulent la réduire à cela doivent se demander s’ils ne poursuivent pas, peut-être à leur insu, le rêve d’être reconnus comme seuls véritables « experts en humanité ». Mais la façon dont la liberté de penser a été invoquée pour des causes fort douteuses doit aussi nous rendre attentifs au fait que son contenu d’un temps peut devenir lui-même stéréotype, préjugé, dogme qui empêche de penser librement. Le combat pour la liberté de penser est d’abord, pour chacun d’entre nous, une conquête face à lui-même, une guerre civile intérieure.

 

Jean BAUBÉROT, La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997, pp. 305-306 ; pp. 318-321.

 

III.10 – La laïcité contre le fanatisme

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