III.10 – La laïcité contre le fanatisme

Au lendemain des attentats meurtriers de janvier 2015, le philosophe Henri Pena-Ruiz rappelle l’urgente nécessité de réaffirmer la laïcité et de la ressourcer dans les philosophies qui ont contré le fanatisme, tous les fanatismes.

 

Paris, Place de la République, nuit du 7 janvier 2015. Des dizaines de bougies vacillent au pied de Marianne. La République est en deuil. Qui pourra dire l’accablement, cette tristesse dans tous les yeux, cette impossibilité de former des paroles qui ne paraissent pas dérisoires ? On prend soudain la mesure du crime. Les fanatiques ont voulu tuer le courage, l’humour critique, l’insolence salutaire, ces audaces de l’art et de la satire qui parlaient vrai et clair.

Et ce alors que la complaisance électoraliste inventait le politiquement correct pour travestir la trahison en réalisme, en expressions confuses, en formules ambiguës. Car enfin confondre l’esprit critique avec la stigmatisation, la culture avec le culte, la fermeté du droit avec la violence arbitraire, c’est brouiller le sens des principes et encourager leurs adversaires. De même réduire la laïcité à l’égalité des religions et non de toutes les convictions, c’est discriminer l’humanisme athée ou agnostique.

Paradoxe. C’est l’humour impertinent qui a tenu lieu de clarté politique, quand trop de responsables se sont livrés à l’incantation de principes qu’ils n’osaient plus défendre concrètement. Chez Cabu, chez Charb, chez Honoré, chez Tignous, chez Wolinsky, héros ordinaires de la clarté comme du courage, la liberté ne s’encombrait pas d’opportunismes ou de silences partisans. Elle jaillissait avec la fraîcheur du regard sans concession, la force d’un absolu dit hâtivement « irresponsable », mais assumé comme tel à rebours des lâchetés intéressées. Oui les dessinateurs de Charlie étaient les « instituteurs du peuple » chers à Victor Hugo. Leurs caricatures géniales surgissaient de la conscience spontanée qui pointe l’inqualifiable et le donne à voir sans autre violence que celle du fanatisme dénoncé. On riait devant le dessin et sa légende, car il visait juste en passant à la limite, mais selon un clin d’œil complice qui n’avait rien de cette violence pointée du doigt.

Ces hommes de culture ne voulaient nullement faire la leçon. Ils incarnaient la liberté vive de l’être humain, cette sorte de langage sans façon qui convoque la pensée dans le sourire provoqué, et produit la conscience émancipée. Ces artistes modestes et tendres n’étaient jamais méchants, mais toujours féroces avec l’inhumanité qu’ils dessinaient sans complexe ni fausse pudeur. Ils dénonçaient l’intolérance et le racisme, la xénophobie et la bêtise meurtrière. Ils s’inscrivent désormais dans la « tradition des opprimés » chère à Walter Benjamin. Ils côtoient Jean Calas et le Chevalier de Labarre, Giordano Bruno et Michel Servet, suppliciés au nom de la religion. Ils sont les héritiers de Voltaire, qui « écrasait l’infâme » dans l’humour du Dictionnaire philosophique, de Diderot qui dénonçait le fanatisme dans La Religieuse, d’Averroès qui invitait à lire le Coran avec distance dans le Discours décisif.

Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinsky n’ont jamais confondu le respect de la liberté de croire, conquis par l’émancipation laïque, et le respect des croyances elles-mêmes. Ils ont su qu’on peut critiquer voire tourner en dérision une religion, quelle qu’elle soit, et que ce geste n’a rien à voir avec la stigmatisation d’une personne en raison de sa religion. Ils ont pratiqué la laïcité par la liberté de leur art, sans l’affubler d’adjectifs qui attestent une réticence hypocrite. Ni ouverte ni fermée, leur laïcité avait l’évidence nette de leurs dessins créateurs. Car ils savaient que l’indépendance des lois communes à l’égard de toute religion est la condition des libertés comme de l’égalité, mais aussi celle d’un cadre commun à tous, capable d’unir sans soumettre. Ils savaient, comme le rappelle Bayle, qu’il n’existe de blasphème que pour ceux qui vénèrent la réalité dite blasphémée. Dans un état de droit laïque nul délit de blasphème n’est légitime.

Ils savaient aussi, et montraient clairement, que les fidèles des religions ne peuvent être confondus avec leurs délinquants. Ni le christianisme avec Torquemada qui envoya au bûcher tant d’« hérétiques » ou avec les poseurs de bombe qui le 23 octobre 1988 firent 14 blessés graves en incendiant le cinéma Saint-Michel qui projetait La dernière tentation du Christ. Ni le judaïsme avec Baruch Goldstein qui le 25 février 1994 abattit à Hébron 29 Palestiniens ou avec Yigal Amir qui assassina Yitzhak Rabin le 4 novembre 1995 après avoir vu dans un verset de la Bible une incitation au meurtre. Ni l’Islam avec les fous de Dieu qui le 11 septembre 2001 précipitèrent des avions contre les Twin Towers de New York, causant la mort de plus de 3 000 personnes, ou avec les tortionnaires de l’État Islamique qui violent les femmes et décapitent des journalistes.

Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinsky nous manquent déjà, d’une absence cruelle qui nous fait mesurer ce qu’ils apportaient à l’humanité rieuse et pensante, à la lucidité collective, à la conscience libre. Et avec eux nous manquent toutes les personnes qui ont subi cette mort aveugle. Si nous voulons être Charlie, vraiment, nous devons bannir toute tentation de transiger sous quelque prétexte que ce soit avec les principes de notre République. Des principes conquis dans le sang et les larmes, à rebours de traditions rétrogrades qui n’épargnèrent aucune culture, aucune région du monde. Liberté, égalité, fraternité. Et laïcité, plus que jamais.

 

Henri PENA-RUIZ, « Pour lutter contre le fanatisme, la laïcité plus que jamais nécessaire », Le Monde, 14 janvier 2015.

 

III.11 – La laïcité pour la fraternité

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