Le problème philosophique en question: penser l’obstacle, produire l’obstacle

Philippe Danino, Lycée Buffon, Paris

 

Juger de l’importance et de la valeur de l’idée de problème dans l’enseignement de la philosophie requiert de pouvoir identifier, d’abord, quelle signification spécifique (s’il en est une) revêt une telle idée du point de vue de la démarche philosophique. Voilà qui demande encore d’identifier a minima ce qu’est un problème en général, en son sens le plus courant. Il convient alors d’emblée de mesurer toute l’extension de l’usage du terme « problème », tel qu’il est permis de se demander s’il ne donne pas lieu à des abus de langage – car toute espèce de difficulté n’est pas un problème. Qu’ils soient de santé, financiers, sentimentaux ou moraux, de chômage, de pollution ou de faim dans le monde, qu’ils soient encore ceux, théoriques, du savant ou du philosophe, ou bien simplement matériels, la première question doit, semble-t-il, porter sur la possibilité de reconnaître comme un noyau commun à tous ces types de problèmes.

De toute évidence, la philosophie n’a aucunement le monopole du problème. En revanche, se saisir de la problématicité comme telle est certainement sa prérogative. C’est là, pour elle, se penser elle-même lorsqu’elle produit, énonce et examine des problèmes – un geste dont on s’accorde à penser, depuis Socrate, qu’il lui est consubstantiel. De là une deuxième question : quelle serait la nature du problème philosophique au regard des autres types de problèmes ? Ce point est comme un nœud qui nécessite d’être démêlé. Si, en effet, toute question ou toute interrogation n’est pas de type problématique, il est alors requis de déterminer ce qui permettrait d’identifier le problème philosophique comme un problème – ce qui demande, en particulier, de le situer au sein d’une nébuleuse conceptuelle comprenant l’aporie, le mystère, le paradoxe ou, plus encore, la question. Mais il est encore requis de spécifier le problème philosophique tant par rapport aux problèmes ordinaires (matériels ou pratiques) qu’à ceux, théoriques, qu’entendent formuler et affronter les autres champs, en particulier celui de la science. Un problème philosophique a-t-il ainsi simplement pour caractères ceux de toute espèce de problème ou bien se démarque-t-il par quelque dimension qui lui soit véritablement propre ?

Cette difficulté en amène une troisième, plus radicale – qui ne doit pas effrayer : le problématique fait-il l’essence du philosophique ? En d’autres termes, la démarche philosophique se définit-elle par le geste de produire, de discuter et de résoudre des problèmes ? Il est dit que le professeur de philosophie doit problématiser son enseignement, et l’élève son savoir[1] ; néanmoins, cette inhérence, aujourd’hui, du problématique à l’enseignement philosophique – telle qu’il y a là un fond commun de l’élève et du chercheur – relève lui-même d’une histoire[2], de telle sorte qu’il conviendrait de ne pas affirmer trop hâtivement du problématique qu’il définirait, sub specie æternitatis, l’élément essentiel du travail philosophique.

Il semble en tous les cas que la philosophie manquerait d’aller au fond des choses et, du coup, manquerait à elle-même, si elle ne s’interrogeait pas sur ce qu’elle fait en interrogeant, si le questionnement, en d’autres termes, se privait de sa propre réflexivité inaugurale. Nous souhaiterions donc ici partir de l’idée générale de problème, tenter d’en dégager les traits essentiels pour enquêter, de là, sur une éventuelle spécificité du problème philosophique, et formuler enfin quelques enjeux touchant l’enseignement de la philosophie.

 

I – LES TRAITS ESSENTIELS DE L’IDÉE DE PROBLÈME

1/Problème, mystère, question

Certes, c’est en le distinguant de ce avec quoi on l’assimile couramment qu’on pourra commencer à reconnaître, en son essence, un problème. Comment toutefois le distinguer par exemple du mystère, de la question ou de l’aporie si l’on ignore au préalable ce qu’il est ? Partons alors de la notion que nous en avons et de ce que peuvent nous en suggérer l’expérience et le langage courants. Car nous savons bien, ordinairement, quand un problème se pose, comme nous savons qu’une question qui nous est posée ou que nous posons ne constitue pas nécessairement un problème.

Ce dernier, tout d’abord, n’est pas un mystère[3]. Il s’en distingue en effet comme l’inconnu – inhérent à tout problème – se distingue de l’incompréhensible au regard de la raison. Nous ne dirons pas du problème du chômage ou de celui de la pollution, d’un problème de logique ou d’argent qu’ils sont mystérieux. D’une part, ce qu’il y a à affronter et que l’on souhaite résoudre s’accompagne de données, est explicable et clairement identifié. D’autre part, les solutions, fussent-elles plurielles, discutables et incertaines, sont des élaborations de la raison et ne sont pas mystérieuses. En ce sens, les concepts rationnels kantiens que sont l’Âme, le Monde et Dieu peuvent bien poser un problème eu égard à la prétention d’en constituer des objets d’une connaissance possible ; toutefois, dérivés de la nature même de la raison en quête d’une synthèse et d’un achèvement de la connaissance, la raison peut bien les penser et leur caractère inconnaissable ne leur confère aucun aspect mystérieux, comme si des significations nous étaient cachées.

L’épreuve, plus ou moins durable, que la raison peut faire de ses propres limites à l’occasion de situations problématiques, n’est donc pas ce qui déborde la rationalité elle-même. En d’autres termes, alors que le mystère me dépasse, excède mes capacités de sujet du savoir, le problème, lui, m’arrête – et suppose même pour une part un savoir[4]. En ce sens, les problèmes de la biologie sont une chose, le mystère de la vie en est une autre.

Mais cette première distinction ne permet pas pour autant de reconnaître un problème comme tel, c’est-à-dire le type précis de difficulté qu’il représente. Il nous faut, pour traiter ce point, le confronter à la question.

D’une façon générale, une question se définit comme une demande – en forme d’énoncé interrogatif – que quelqu’un adresse à quelqu’un en vue d’apprendre quelque chose de lui (« Quelle heure est-il ? », « En quelle année Descartes est-il mort ? »…). Il y a là un sujet et un objet. Relativement au premier, toute question suppose en effet, comme le dit Sartre, « un être qui questionne et un être qu’on questionne »[5], sans qu’il importe, au demeurant, que le questionneur et le questionné soient identiques ou différents. Relativement aux objets de la question, objets d’ignorance, il revient au rhéteur latin Quintilien, au Livre V de son Institution oratoire, d’avoir ordonné les sept questions qui définissent les « circonstances » d’une situation et qui sont autant de points à traiter lors d’une enquête : qui ? quoi ? où ? par quels moyens ? pourquoi ? comment ? quand ?

Il semble que tout problème puisse être considéré comme une question et se formuler de manière interrogative. Mais toute question, cela va de soi, n’est pas un problème. Le justifier précisément exigerait d’avoir approfondi ce qui fait la nature d’un problème. Mais nous pouvons poser au moins ceci : qu’il soit technique, sanitaire ou philosophique, un problème se présente comme une question difficile à résoudre, ou dont la solution est incertaine, de telle sorte que cette question, dans une discipline donnée, prête à discussion – et constitue ainsi une préoccupation. Quelqu’un qui pose ou qui se pose un problème assume, au moins pour un certain temps, une incertitude. De la sorte, un problème paraît envelopper un degré supérieur de difficulté – et, partant, une peine ou un effort plus marqué pour celui qui le subit ou l’affronte.

Ainsi, au regard de ces deux aspects, celui de difficulté (parce que d’incertitude) et, conjointement, de discussion, le problème signifie sans doute beaucoup plus que sa forme logique d’interrogation. Mais ces deux aspects qui viennent d’être posés demandent d’être explicités.

 

2/De la question au problème : la résistance et l’obstacle

Dans une question se manifeste l’attente d’un élément de savoir, d’ordre théorique ou pratique, qui fait défaut. La réponse est cela qu’on énonce en retour et qui rend caduque ou évacue la question. Mais dire qu’un problème demande de surmonter une difficulté, c’est en déterminer un caractère essentiel : celui de constituer un obstacle. « Avoir des problèmes », communément, c’est être en effet face à des difficultés qui empêchent la vie quotidienne de se dérouler « normalement ». Qu’il soit d’ordre financier, mathématique ou métaphysique, le problème revêt essentiellement cette signification d’obstacle qui stoppe, ralentit ou contraint de différer un processus ordonné à une certaine finalité – celle d’un désir, d’un projet ou d’une obligation. Comme dans le cas de la clef se cassant dans la serrure au moment de rentrer chez soi, du chômage ou de la maladie exigeant de garder le lit, il est cette difficulté qui arrête, qui contrarie et, en cela, embarrasse ou gêne une forme de progression.

Voyons les choses d’un peu plus près. On déclare bien qu’on a un problème lorsqu’on constate la perte de ses clefs au moment de rentrer chez soi. Mais le fait d’avoir perdu ses clefs ne suffit pas à lui seul à faire le problème que l’on dit avoir. Il y faut une conjonction : s’il y a problème, c’est parce qu’il y a simultanément perte de ses clés et volonté de rentrer chez soi. Un problème suppose donc au moins deux éléments qui s’opposent l’un à l’autre, de telle sorte que l’un rend l’autre impossible – de manière temporaire ou non. Cette structure de conflit entre une intention et un fait est celle de la plupart des problèmes courants. En ce sens, qu’il soit matériel, moral ou intellectuel, un problème relève bien toujours d’une rencontre, entre, d’un côté, une action, un désir ou un projet, et d’un autre côté, une forme d’entrave qui n’est jamais ni aisément ni immédiatement surmontable.

L’étymologie l’atteste clairement. Les termes comme « arbalète », « balistique », « bolide » et « problème » ont une origine commune : la racine grecque « bal – », « blê- » ou « bol – », qui porte l’idée de lancer (βαλλειν). La forme « blê- » de la racine, en particulier, s’est perpétuée comme telle dans quelques composés comme emblêma (objet jeté, enfoncé dans) et problêma, qui signifie donc l’objet jeté devant, au sens de ce qui présente une résistance à l’égard d’une avancée. Nous disons en effet avoir un problème lorsque quelque chose nous résiste. Pour autant, l’idée de résistance, c’est-à-dire d’une force qui s’oppose, ne semble pas suffisante pour définir l’idée de problème, car nous n’appellerons pas « problème » quelque chose qui nous résistera quelques secondes ou quelques minutes. Ce qui résiste doit donc constituer un obstacle. La première signification de problêma est d’ailleurs physique : il désignait d’abord un promontoire, un cap[6]. Mais parce que ce qui est jeté devant soi peut aussi bien arrêter que constituer un rempart, le problêma en vint à désigner aussi une protection, un moyen de défense, comme la barrière, le vêtement ou l’armure dont on se couvre[7]. Ce qui constitue un problème pour l’autre est en même temps ce qui me protège. L’idée d’obstacle à surmonter se prolonge alors dans le champ théorique et le problème désigne, dans une acception logique, ce qui est pro-posé : une tâche comme une question ou un sujet de controverse[8].

Ainsi, nombre de difficultés sont surmontables et énormément de questions trouvent aisément leur réponse. Mais tandis qu’il se dresse devant soi, un problème, par la résistance qu’il présente, est ce qui empêche d’avancer ; il masque la vue ou barre la route, comme le navigateur rencontre un écueil sur son chemin ou comme l’on peut, victime d’un imprévu, « tomber sur un os ». C’est pourquoi un rhume n’est pas considéré comme un problème de santé.

Ces premiers caractères que nous venons de dégager sont ceux de tout problème ordinaire. Mais ils sont aussi bien ceux des problèmes théoriques de l’esprit en quête de connaissance. On ne peut ici que penser, d’une part, à la théorie des « idola » baconiennes, ces dispositions vicieuses de l’esprit qui l’enferment en lui-même et qui représentent autant d’obstacles à l’appropriation des outils expérimentaux propres à interpréter droitement la nature[9]. On pense bien entendu, d’autre part, aux « obstacles épistémologiques » chez Bachelard, ces obstacles internes à l’acte même de connaître que recense La formation de l’esprit scientifique. On retiendra seulement de ces deux références l’idée que ce qui est jeté devant soi, au fond, peut aussi se situer en soi-même, sous la forme de réflexes, de connaissances communes et de représentations spontanées qui jouent comme autant d’écrans dans notre rapport gnoséologique au monde.

La situation devant un problème n’est donc pas la même que devant une question. Cette dernière, issue d’un défaut d’information, ne veut rien d’autre qu’une réponse, alors qu’un problème se présente d’abord comme un arrêt dans la vie ou dans la pensée, comme un nœud complexe qu’il s’agit de démêler parce qu’il embarrasse. Or, penser la nature de l’obstacle conduit naturellement à penser la façon dont il peut être surmonté et, par là, à ne pas réduire le problème à être seulement ce qui arrête.

 

3/De ce qui arrête à ce qui mobilise

À cet égard, il peut être intéressant d’évoquer la figure d’Ulysse. N’est-il pas en effet un homme à problèmes, sinon l’homme à problèmes ? Ses épreuves, que nous conte l’Odyssée, sont bien des obstacles jetés devant sa route, qui ralentissent ou entravent un désir : survivre et ramener ses compagnons, accoster enfin chez soi. Or, sachant à qui l’on a ici affaire, le fait de devoir surmonter les problèmes, qu’il s’agisse de la plante des Lotophages ou de l’antre de Polyphème, des Sirènes ou de Charybde et Scylla, suscite toutes les ressources – force, intelligence ou habileté – de celui qu’Homère nomme « le polúmētis », « l’homme aux mille ruses ». C’est là, en d’autres termes, l’idée que le problème mobilise, produit le mouvement vers son propre dépassement. Guidé par Athéna, fille de Métis, Ulysse a de quoi inventer les procédés qui lui permettent de sortir des situations inextricables et de se frayer un poros – cette issue, ce passage à travers une étendue chaotique, sans repères, comme est la mer.

Ce qui arrête n’est donc pas ce qui paralyse. Le problème suggère, ou plutôt suscite une démarche à entreprendre. C’est bien ce que signalent nos problèmes les plus ordinaires : la clef brisée dans la serrure nous amène chez le serrurier ou chez un voisin ; les problèmes sanitaires poussent aux recherches médicales – de telle sorte que nombre de maladies ne sont plus désormais des problèmes. Telle est la dimension féconde de l’obstacle, de telle sorte, au fond, que si les problèmes entravent ou arrêtent la pensée ou l’action, ils en constituent peut-être surtout leur premier ressort

C’est encore ce que ne peuvent manquer de corroborer, dans les sciences, ces faits que Bachelard qualifie de « polémiques », qui manifestent un problème au sens d’un écart ou d’une contradiction entre une observation et des conceptions théoriques antérieures[10]. Cette idée d’une fécondité de l’obstacle prend également sens sur d’autres plans comme celui, par exemple, de l’anthropologie : pensons en particulier à Malinowski, montrant dans son ouvrage Une théorie scientifique de la culture, que cette dernière procède de la nécessaire résolution des problèmes organiques qui se posent aux hommes quant à leur conservation[11].

Qu’en est-il maintenant du philosophe ? Certes, il est loin d’avoir le monopole du questionnement. Toutefois, les questions qu’il agite et auxquelles les doctrines apportent leurs réponses ont pour particularité d’être problématiques. Mais en quel sens, au juste, le sont-elles, et ce sens présente-t-il quoi que ce soit de spécifique par rapport aux problèmes courants ?

 

II – UNE SPÉCIFICITÉ DU PROBLÈME PHILOSOPHIQUE ?

1/L’idée d’obstacle ou la pensée arrêtée

Le problème philosophique n’échappe pas à la signification générale d’obstacle. Par la résistance qu’il présente, il embarrasse ou arrête une progression de la pensée, ici ordonnée à une finalité d’élucidation de sens ou de vérité. Ainsi en va-t-il des problèmes du mal, de l’interaction de l’esprit et du corps ou de la possibilité de jugements synthétiques a priori en métaphysique. Cependant, il ne suffit pas de dire que ces questions sont des problèmes parce qu’elles sont complexes et que l’on ne peut y répondre comme on répond à des questions du type « Combien font 2 + 2 ? ». Après tout, l’existence de Dieu ne fait pas vraiment problème pour l’homme de foi et un dictionnaire peut bien nous livrer une définition du mal. En quoi et à quelles conditions s’agirait-il donc ici de problèmes philosophiques ?

Si un problème est une difficulté, nombre de difficultés sont surmontables. Ne faut-il pas alors concevoir, face au problème, comme un redoublement de l’embarras ? C’est ce que souligne Hubert Grenier dans La connaissance philosophique : « une difficulté, on peut la résoudre, ce n’est plus une difficulté. L’impossibilité d’une impossibilité, voilà le problème, ce qui fait problème dans le problème »[12]. C’est ainsi une difficulté, non pas ponctuelle ou provisoire, mais fondamentale, que désigne le problème philosophique ; il est comme la question de la question, que la question initiale suggère ou appelle et qui la rend précisément embarrassante.

Voyons un exemple. Si la question de mon identité (« Qui suis-je ? ») constitue un véritable nœud, c’est au sens où je suis peut-être seulement ce que je crois que je suis ou encore seulement ce que je voudrais être. Mais c’est également au sens où si je peux concevoir mon identité comme adossée à un moi ayant le statut d’une substance, je peux aussi bien la penser comme l’amalgame plus ou moins contingent et variable de caractéristiques psychologiques (une personnalité, des qualités, des défauts…), elles-mêmes plus ou moins déterminées par mon éducation ou par ma classe sociale. Comment, en outre, pouvoir penser mon identité hors d’un rapport au temps, si son concept suppose l’idée d’une permanence de soi – tandis que le corps, les sentiments et les pensées ne cessent de changer dans et avec le temps ? Mais ce n’est pas tout : si je ne suis pas seul au monde et que dire « je » est ipso facto poser d’autres « je » que le mien, comment toute identité ne serait-elle pas comparative ? La réponse à la question « Qui suis-je ? » peut être dès lors aussi bien cherchée dans le regard et l’opinion des autres, à travers la reconnaissance ou la renommée ; ce serait les autres, en ce cas, qui m’apprendraient qui je suis, voire qui constitueraient ce que je suis… On comprend en quoi saint Augustin – certes dans le cadre d’un récit singulier – peut être amené à considérer son âme comme obscure et avouer : « J’étais devenu pour moi-même un grand problème [magna quaestio] »[13].

Il y a bien là un obstacle pour la pensée. Mais également, comme nous l’avons vu pour les problèmes courants, mobilisation : l’obstacle pousse à entreprendre une démarche – se mettre à réfléchir – afin de sortir de l’impasse, un effort malaisé précisément parce qu’on est face à un problème, non à une petite difficulté.

 

2/Une médiation nécessaire ou la pensée déroutée

La question, comme demande en vue d’apprendre quelque chose, autorise généralement une réponse unique et sans détour. « En quelle année Descartes est-il mort ? » : « en 1650 » répond un dictionnaire ou bien quelqu’un qui sait. Toutes les réponses, bien entendu, n’ont pas ces caractères d’immédiateté et de certitude. Certaines, comme celles d’arithmétique ou de géométrie, doivent s’accompagner de démonstrations, et d’autres s’étayer d’une forme de discours ou s’éclairer d’explications (« Que fut la bataille de Waterloo ? », « Comment une cellule se reproduit-elle ? », « Est-ce que tu m’aimes ? »…). À partir de quand la question devient-elle alors un problème ? Nous l’avons vu : c’est à partir du moment où elle se présente comme une question difficile à résoudre et dont la solution est incertaine. Mais une telle caractérisation signale un autre point : celui de l’élaboration et de la médiation nécessaires d’un savoir, de certaines données.

En effet, un problème se distingue encore d’une question en ce qu’en le posant, on détermine ce que l’on cherche comme susceptible d’une visée méthodique, en ce que l’on prépare, autrement dit, un travail de résolution qui mobilise la raison – et demande du temps. Que les problèmes soient techniques, de santé ou de couple, il s’agit de chercher les moyens ou procédés, souvent pluriels et variés, par lesquels une solution pourrait leur être apportée. C’est bien ce qui fait la difficulté du problème, sans quoi il n’y en aurait pas, comme pour le garagiste reconnaissant immédiatement la cause de la panne.

C’est dans le même sens qu’une question philosophique fait problème : il est impossible d’y répondre immédiatement, parce qu’il est nécessaire de disposer de certains éléments (des significations, des définitions, l’élucidation de présupposés, etc.) par l’examen desquels, seulement, une solution peut être proposée. Les questions philosophiques ne sauraient être en quelque sorte « autosuffisantes » ni devoir leur existence à la seule ignorance d’une réponse qu’il suffirait de livrer comme un fait. La démarche à entreprendre consiste d’abord dans l’examen de cette « question de la question » dont la démarche socratique, avec ses détours et la patience qui leur est liée, n’offre pas de meilleur exemple. Hippias avoue ainsi à Socrate que la connaissance de ce que peut bien être la nature du beau leur a échappé et les a fuis « d’une façon pour [lui] tout à fait déroutante »[14]. Être dérouté renvoie non seulement à la déroute, c’est-à-dire au fait d’être perdu, déconcerté et confus, mais également au déroutement : l’obstacle qui se dresse est l’indication d’un détour dont la pensée ne peut se dispenser ; il impose de modifier le cours de la réflexion en lui faisant emprunter d’autres voies. Le problème de savoir, dans le Ménon, si la vertu s’enseigne, requiert de même de passer par l’examen de la définition de la vertu, qui requiert lui-même de s’affronter à la question de savoir comment il est possible de chercher ce qu’on ignore : dans cette recherche, comme l’écrit Victor Goldschmidt, « on ne saurait faire l’économie du “grand détour” »[15].

Mais parce que dresser la carte des obstacles est en même temps préfigurer des itinéraires possibles, nous sommes conduits, après les dimensions d’obstacle et de médiation nécessaire, à un troisième élément de distinction entre question et problème, relatif à la nature et au statut de la solution.

 

3/Entre pléthore et aporie : statut et nature des solutions

a) L’embarras du choix : tel est le problème

Les questions de la composition chimique de l’oxygène ou de la distance séparant Lyon de Barcelone ne sont pas de nature à recevoir plusieurs réponses. Mais à la question de savoir ce qu’est être pieux, Euthyphron peut répondre à Socrate que cela consiste à poursuivre un criminel ; puis à faire ce qui est aimé des dieux ; puis qu’est pieux ce qui est juste ; que la piété, enfin, consiste dans les soins donnés aux dieux. Pourquoi, encore, parler d’une volonté du mal comme d’un problème philosophique ? Parce que s’il est possible, en posant une volonté naturellement ordonnée au bien, d’imputer le mal à l’ignorance (Socrate), il est tout aussi concevable qu’on puisse faire le mal pour le mal et y trouver soit un certain plaisir (Augustin[16]) soit l’occasion d’affirmer son libre arbitre (Descartes). Il est même encore possible de faire « sauter » les termes de ce problème en rejetant les idées d’un bien extérieur à soi et d’une faculté de vouloir autonome (Spinoza). Le problème de philosophie semble bien se distinguer par le caractère aporétique ou pléthorique de ses solutions : soit il n’y a pas soit il y a trop de solutions. L’embarras du choix en matière de solutions, tel serait tout autant le problème !

Toutefois, une telle détermination ne permet toujours pas d’identifier, dans sa spécificité, un problème philosophique, car elle ne manque pas de s’appliquer aussi aux problèmes de la vie courante. Ma voiture tombée en panne, je peux tenter de la réparer moi-même, faire changer la pièce défectueuse par une pièce neuve, par une pièce récupérée, changer le moteur ou la voiture elle-même. Quant au problème du chômage, il donne lieu à presque autant de solutions qu’il y a de politiques économiques envisageables. Est-il donc possible de spécifier un problème philosophique si n’y suffit pas non plus la possibilité de recevoir des solutions plurielles ?

b) Du oui ou non au oui et non ; contradiction et possibilité

Si, dans l’Antiquité grecque, la notion de problème est essentiellement utilisée par les mathématiciens et les astronomes, la première réflexion générale sur cette notion est l’œuvre d’Aristote. Elle s’effectue dans un cadre précis : celui de l’étude, à laquelle se consacrent les Topiques, de la dialectique considérée comme l’instrument de la connaissance non pas nécessaire (la science), mais probable.

Entre un problème et une prémisse – ou proposition (προτάσις) –, définie comme une relation de prédication (par exemple : « le plaisir n’est pas le bien »), il y a, écrit Aristote, « une différence dans l’expression »[17] – ou, comme le traduit Tricot, de « tournure de la phrase ».

Si l’on dit en effet : « Est-ce qu’animal terrestre bipède est la définition de l’homme ? », ou encore : « Est-ce qu’animal est le genre de l’homme ? », c’est une prémisse ; mais si l’on dit : « Peut-on dire qu’animal terrestre bipède est la définition de l’homme, ou non ? », c’est un problème.[18]

Suffit-il donc en effet de tourner la prémisse sous une forme interrogative pour avoir affaire à un problème ? À y regarder de plus près, il s’agit en réalité de distinguer deux types d’interrogation : l’interrogation simple, qui demande une réponse par un oui ou par un non, et l’interrogation double, qui est le problème :

La question, en quelque sorte, prend parti ; elle envisage une thèse que l’on demande d’admettre, sans la confronter à une autre, sans donc engager un débat. Le demandeur s’attend à ce que son interlocuteur choisisse plutôt telle des contradictoires, parce qu’elle est une opinion d’après laquelle on se représente spontanément la réalité. « Est-ce qu’animal est le genre de l’homme ? » est une question dont la réponse est plutôt évidente et pour laquelle une confrontation paraît de fait impossible. Mais face au problème en tant que tel, qui prend manifestement ici la forme d’une interrogation disjonctive ou, si l’on préfère, d’une alternative, le demandeur n’attend pas en réponse, théoriquement, une contradictoire plutôt que l’autre ; de là l’interrogation double, qui laisse plus manifestement le choix au répondeur. Ainsi, si l’on appelle contradiction « l’ensemble de l’affirmation et de la négation, opposées entre elles »[19], on peut dire que la prémisse n’interroge que sur l’une ou l’autre des moitiés de la contradiction, tandis que le problème, tel est le point important, propose la différence, laisse le choix entre l’affirmation et la négation. Comme l’écrit Bréhier sur ce passage des Topiques, « le problème considère comme possible le contraire de la thèse proposée, et il appelle à la fois l’examen des arguments en faveur de cette thèse et contre elle »[20]. En d’autres termes, alors qu’à une prémisse interrogative « on peut répondre par oui ou non »[21], un problème tient ensemble le oui et le non ; il est un conflit de thèses également valables, pour chacune desquelles « il existe (…) des arguments persuasifs »[22].

C’est donc en ce qu’il donne lieu à des solutions à la fois plurielles et contradictoires, et qu’il expose ainsi au doute et à l’incertitude, que le problème philosophique se distingue comme tel. À la différence de la question, il est donc « avant tout, conscience d’une alternative ; il oppose l’esprit à lui-même »[23]. Voilà qui conduit à un quatrième caractère.

 

4/Une solution qui n’est pas une dissolution ou la pensée relancée

D’une façon générale, la question disparaît avec la réponse, c’est-à-dire avec l’élément de savoir qui faisait défaut. Dans le champ technique, le procédé trouvé supprime de même le problème – à l’image de la voiture réparée après une panne. Or, alors même qu’on a pu en présenter une solution, le problème philosophique, quant à lui, semble rester entier : la solution ne nie pas le problème, mais elle en fait en quelque sorte partie, sans en constituer la clôture ni le dissoudre. Par là encore, le problème dépasse la simple forme de l’interrogation, et une solution demande d’être distinguée d’une simple réponse. Il est ainsi assez clair que s’il est toujours possible d’apporter une réponse à un problème (à celui de l’existence de Dieu, rien ne m’empêche immédiatement d’affirmer ce qu’il en est), cette réponse n’en sera pas, stricto sensu, le dénouement.

Ainsi, Aristote pose la question de savoir si l’âme, comme forme du corps, est dans son rapport au corps comme le pilote – ou plutôt certaines fonctions pilotes – à l’égard de son navire, c’est-à-dire cause motrice et séparée[24]. Il fait de cette question un problème en mettant au jour ce qu’elle implique de déterminer, à savoir si certaines fonctions (végétative, sensitive, motrice ou intellective) de l’âme sont séparables du corps[25]. Pour la plupart d’entre elles, les fonctions psychologiques peuvent être étudiées par la physique et ne sont pas séparables du corps. Mais, écrit Aristote, s’il y a « quelqu’une des fonctions ou des affections de l’âme qui lui soit véritablement propre, l’âme pourra posséder une existence séparée du corps »[26]. Or, lorsque Descartes, dans la sixième des Méditations Métaphysiques, reprend ce problème de l’union de l’âme et du corps – en empruntant à Aristote l’image du pilote et du navire –, il retient comme « âme » seulement l’âme pensante et laisse à l’étendue les fonctions qu’Aristote qualifiait de végétative et de motrice. La solution cartésienne n’épuise ni ne clôt le problème, mais, adossée à une conception différente de l’âme ainsi qu’à un dualisme ontologique absent chez Aristote, elle paraît bien plutôt le redéfinir et, en cela, le relancer. Il n’y a pas de « fausses » solutions à un tel problème, mais des solutions qui permettent de l’expliciter davantage, de le renforcer plutôt que de le nier, de le vivifier plutôt que de l’épuiser[27].

Conclurons-nous, de là, que les problèmes philosophiques se distinguent en ce que leur solution les laisse subsister ? Or, qu’ils soient de violence, d’argent ou d’égalité, il va de soi que nombre de problèmes de la vie courante, s’ils peuvent régresser, ne se résolvent ni totalement ni définitivement. Et cela d’autant plus que résoudre un problème ne va pas, très souvent, sans en susciter d’autres : la technique, comme l’informatique à l’égard de la surveillance, ou l’industrie à l’égard de la pollution, produit au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout, et devoir lever le problème d’une clef cassée dans la serrure peut générer d’importantes difficultés financières.

Conclusion : quatre éléments spécifiques du problème philosophique

Que dire, finalement, de la spécificité du problème philosophique ? Les éléments communs à tout problème ont été relevés : être marqué par l’incertitude et faire l’objet d’une préoccupation, constituer un obstacle et produire une mobilisation, requérir des médiations et se prêter à la possibilité d’une pluralité de solutions. Ajoutons, du point de vue du contenu, que les problèmes philosophiques semblent aussi bien que les problèmes matériels, sanitaires ou politiques, être ceux de tout le monde.

Commençons par écarter une fausse piste. Par « spécificité », nous n’entendons pas dire qu’il existerait des problèmes philosophiques « purs », qui se distingueraient par un type d’objet que l’on pourrait considérer comme proprement philosophique, ou qui ne trouveraient pas leur origine ailleurs que dans la philosophie (dans la science, la religion, la politique, etc.). Un problème philosophique ne se distingue pas par son objet, parce que la philosophie n’a pas d’objet qui lui soit propre. Autant elle peut se pencher sur à peu près n’importe quoi – jusqu’à (n’en déplaise au jeune Socrate) « le poil, la boue, la crasse »[28] –, autant tout ce sur quoi elle se penche (Dieu ou la nature, le corps ou la liberté) peut bien faire l’objet d’un discours ou d’une étude autre que philosophique (logique, anthropologique, sociologique, historique, etc.). C’est là ce qui permet de dire que la philosophie a pour objet d’étude non pas des objets, mais des problèmes.

Rappelons alors, premièrement, que le problème philosophique ne fait pas simplement l’objet d’une pluralité de solutions possibles : il se distingue de tout autre en ce que les solutions apportées peuvent être également contradictoires entre elles, ce qui n’a pas grand sens au niveau des problèmes courants.

Deuxièmement, sans doute avons-nous avancé un peu rapidement cette idée que problèmes philosophiques et problèmes courants ont en commun de concerner « tout le monde ». Est-ce bien en effet de la même façon ? Qu’ils aient trait aux limites de nos connaissances ou au fondement de la morale, les problèmes philosophiques valent pour tous et de façon semblable, parce qu’est impliqué non pas tel individu singulier, mais tout homme en tant qu’homme. Or, les problèmes ordinaires, eux, toujours relatifs aux attentes, aux désirs, aux capacités ou aux obligations propres à chacun, sont marqués par la variabilité, la contingence et la singularité. Il n’y a pas ainsi de problème d’accès à tel endroit pour qui n’est pas handicapé, et les problèmes de pollution touchent infiniment moins les habitants de la Sibérie que ceux de Pékin. Disons alors, plus justement, que les problèmes philosophiques valent pour tous, tandis que les problèmes ordinaires valent pour chacun[29].

Jusqu’où, troisièmement, pouvons-nous vraiment affirmer que les problèmes philosophiques préoccupent de la même façon ou au même titre que les problèmes courants ? Certes, à la dimension de contradiction s’adosse un sentiment de tourment ou de déroute évoqué plus haut, qui interdit de réduire la situation problématique à un simple jeu innocent. C’est ce que Bréhier souligne en précisant que Socrate crée chez son interlocuteur « la conscience pénible d’une contradiction intime »[30]. Cependant, Bréhier parle non pas de Socrate, mais de ses interlocuteurs. Voilà qui suggère que la contradiction contrarie d’abord ceux qui croient savoir tandis qu’ils ignorent. Ainsi, au contraire de ce qu’exigent de tout un chacun – et de manière souvent pressante – les problèmes courants, qui entravent les désirs ou les devoirs, le philosophe n’est pas mis, ou plutôt ne se met pas lui-même en demeure de répondre. Mais cela signifie encore que si nous tendons quotidiennement à éviter, à fuir et à vouloir régler aussi rapidement que possible les problèmes ordinaires – considérés comme des maux –, le philosophe, en tant que tel, aime produire le problème et même y séjourner en l’approfondissant pour lui-même. En un sens, philosopher, c’est donc choisir d’aller droit au-devant des ennuis.

Enfin, ne va-t-il pas de soi que nous trouvons et subissons les problèmes courants tandis que nous cherchons et produisons les problèmes philosophiques ? Le même philosophe cherche en quoi la liberté fait problème, non à se rendre malade, pas plus que Thalès, le regard tourné vers le ciel, ne tombe intentionnellement dans un puits. Ainsi, alors que nous rencontrons les problèmes courants, les problèmes philosophiques n’apparaissent qu’en étant expressément posés : les premiers s’imposent, les seconds se posent. Certes, cette distinction peut paraître discutable au sens où, loin qu’ils procèdent seulement d’infortunes ou de mauvaises rencontres, nous produisons aussi, et même assez activement, nombre de nos problèmes courants : ceux de santé ou d’argent peuvent bien provenir de négligences, et ceux de pollution être de notre fait en étant de nos industries et de nos déchets. Précisons alors que nous parlons ici en termes d’activité de la pensée et non d’imputation, et que la responsabilité à l’égard de la production des problèmes courants ne relève pas, comme pour les problèmes philosophiques, d’une activité volontaire ou intentionnelle.

Il n’est donc pas du tout facile, en philosophie, de se mettre dans la difficulté, tandis que rien n’est plus facile dans la vie ordinaire. Si les problèmes philosophiques ne sont pas de l’ordre d’un « il y a », et si philosopher consiste à « se comporter à l’égard de l’univers et de la vie comme si rien n’allait de soi »[31], la pensée à l’œuvre dans la problématisation philosophique est une manière de produire l’obstacle. Bergson le souligne : « poser le problème n’est pas simplement découvrir, c’est inventer (…). Déjà en mathématique, à plus forte raison en métaphysique, l’effort consiste le plus souvent à susciter le problème, à créer les termes en lesquels il se posera »[32]. C’est donc légitimement que l’on peut parler de « faire surgir » ou de « soulever » un problème, pour autant que ce processus soit de production[33]. En philosophie, on ne « tombe » donc pas sur un problème comme Thalès tombe dans un puits. Le puits, au fond, n’est pas vraiment le problème de Thalès.

Quelles considérations pouvons-nous tirer, de là, sur la place du problème dans notre enseignement et sur les difficultés de nos élèves quant à cette activité de problématisation ?

III – LA PLACE DU PROBLÈME DANS L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE ET LA QUESTION DE LA DISSERTATION

1/Que faire ?

Le programme officiel en vigueur souligne l’importance du problème et les enjeux qu’il y a à initier les élèves à la problématisation. C’est bien ce qui, depuis longtemps, conduit le cours de philosophie, articulé à un programme de notions « qui définissent les champs de problèmes » ou qui « permettent de les poser ». Il y a là, dans cette visée d’une aptitude au questionnement à instituer chez l’élève, une spécificité française – que nous tenons, ici, à sauvegarder. Mais le geste problématique, au sein du cours, s’étend bien entendu à notre usage des textes, auxquels il donne sens, ainsi qu’aux exercices qui, dans leur diversité et de façon plus ou moins directe, visent à la perception sinon à la production du problématique.

C’est bien ici que se pose plus particulièrement la question de la dissertation et des immenses difficultés des élèves à l’égard de cet exercice, devenu indissociable de l’activité de problématisation. Entre un objet de critiques qui en dénoncent le caractère élitiste et un exercice du passé, héritier de la disputatio médiévale et devenu inadéquat, la dissertation occupe une place tout à fait ambivalente. On la considère soit comme un exercice aux normes contraignantes, instrument d’une distinction sociale ; soit comme un exercice enfermant dans le moule d’une rhétorique désuète ; soit, encore, on lui reconnaît un caractère éminemment formateur, dont l’exigence inviterait plutôt à réinventer les conditions qui la rendent possible. Doit-on alors en quelque sorte fonder le droit sur le fait et supprimer cet exercice pour cause d’élèves désormais bien trop démunis pour y satisfaire ? Faut-il au contraire le maintenir – sans exclure pour autant, à côté, d’autres exercices possibles ?

 

2/Pourquoi faire ?

Nous visons à susciter chez les élèves le sens d’un questionnement dont ils n’avaient pas idée, à instaurer une forme de rupture à l’égard de leurs représentations spontanées et de leurs opinions non interrogées. Or, c’est bien au regard de cette visée que la dissertation prend sens, car placer les élèves dans le problématique, par le cours, n’est pas leur apprendre à s’y placer eux-mêmes par eux-mêmes.

La dissertation est ainsi à défendre pour la raison, en premier lieu, qu’elle est l’exercice qui demande expressément aux élèves de produire un problème, d’analyser et de formuler ce qui, relativement à une question précise, résiste, fait obstacle et donne lieu à des thèses à la fois plurielles et contradictoires. S’il ne suffit pas d’écouter ou d’imiter le professeur pour acquérir le sens du problématique, alors l’exercice de la dissertation, irréductible à la simple mise en œuvre d’une habileté rhétorique, pousse l’élève à s’interroger lui-même sur des questions qui concernent tout homme et donc aussi lui-même.

Mais une objection est ici possible : d’autres exercices (d’analyses de textes, de concepts, de discussion d’expressions ou de représentations communes, etc.) sont aptes à mener les élèves à élaborer un problème, de telle sorte que cette démarche ne s’articule pas nécessairement à la dissertation. Toutefois, quel sens y aurait-il à dégager et à formuler un problème si l’on en restait là, si l’on demeurait dans la contemplation de la contradiction ? Ainsi, en deuxième lieu, ce que demande la dissertation, c’est de traiter, c’est-à-dire de développer et de déployer un problème, ce qui signifie construire une argumentation, préciser le sens des mots, distinguer des concepts, faire place à des auteurs qui ont pensé avant nous, etc. En d’autres termes, la dissertation est le lieu de la propre activité des élèves, le lieu où ils « s’y mettent » eux-mêmes, où ils réfléchissent, au fond, aux raisons pour lesquelles une question se pose et ne va pas de soi. Là est donc leur activité. Philosopher ne se réduit certes pas à disserter ; mais disserter, en ses dimensions tout à la fois dialogique et dialectique, est philosopher.

Mais il y a alors bien plus en cette démarche. Si la dissertation prend nécessairement la forme d’une discussion, parce qu’elle fait fond sur un problème, alors ce qu’elle demande, et ce à quoi par conséquent elle forme, ce n’est rien moins qu’à développer une ouverture, en soi-même, à l’altérité, à ce à quoi je ne pense pas, aussi longtemps du moins que je ne cesse pas de coïncider avec moi-même. Cette recherche de l’altérité en soi-même ou, si l’on préfère, cette ouverture en soi-même au dialogue et au débat, fait à nos yeux de l’exercice de la dissertation un exercice profondément démocratique.

 

3/Comment faire ?

On ne s’étendra pas ici sur la nature des obstacles qui paraissent véritablement limiter le champ des possibles. Sur le fond, on relèvera surtout ceci : si les élèves sont souvent séduits par l’analyse des problèmes qu’on a dans la vie, comme obstacles, ils ont bien du mal à passer, de là, aux problèmes philosophiques. Soit ils n’admettent pas – du moins pas encore – que la philosophie puisse avoir quoi que ce soit de commun avec la vie, soit le passage à une incompatibilité logique (relevant du logos) est précisément pour eux moins un passage qu’une rupture. C’est au regard de cette rupture qu’on relèvera une diversité d’obstacles, d’ordre épistémologique (le rapport à la langue, le bagage culturel), institutionnel (l’habitus de l’apprentissage, de la récitation et de la conduite de réponse), mais également « matériels » (les horaires, les effectifs voire le programme lui-même). Tous ces obstacles contraignent au moins à ne pas présupposer chez l’élève une capacité à se constituer spontanément en sujet pensant. Il semble alors que la question importante soit celle du comment : comment faire comprendre pourquoi la nature d’une question philosophique est d’être problématique ? Comment aider à faire émerger l’embarras alors que les élèves ne voient pas que faire de la question qui leur est posée ?

Nous laisserons ouvert le débat sur l’invention des dispositifs qu’il est ici possible de mettre en œuvre. Trois principes, toutefois, nous semblent importants. D’une part, éviter le substantif flou, touffu et parfaitement inutile de « problématique », utilisé dans d’autres disciplines, où il consiste, en général, à poser une simple question à partir d’un thème. D’autre part, prendre le temps d’expliquer aux élèves, à partir de leur expérience même de différents problèmes, la raison d’être et la nature d’un problème philosophique[34]. Enfin, multiplier les exercices destinés, en particulier, à placer l’élève dans une perspective qui soit d’abord d’analyse et d’enquête, non de traitement. Ils peuvent porter sur l’usage de concepts, de textes, d’exemples, de citations, sur la reconnaissance de présupposés ou de paradoxes, sur les objections à faire à l’opinion commune, en en montrant par exemple les limites ou les contradictions internes.

La démarche de problématisation ne s’enseigne pas, sinon par l’exemple et par l’exercice réitérés. Même si son apprentissage peut et même doit se faire par d’autres exercices que celui de la dissertation, cet exercice-là reste selon nous privilégié. Car, non seulement l’élève, de sa propre activité, tâche d’y produire et d’y traiter un problème, mais l’esprit dissertatif, de plus, est pleinement intriqué à la matière philosophique.

*

Platon, dans le dialogue éponyme, peint Ménon comme celui qui est dépourvu de patience dialectique et qui ne change pas d’avis, sinon avec peine. Il représente un certain type d’âme, celui d’une « âme immobile, dont la bêtise toute particulière est l’incapacité de changer son opinion. Ménon reste, comme l’exprime déjà son seul nom, participe présent de menein, demeurer »[35]. Au fil de la discussion, en effet, il reste fixe, entêté, ne change guère d’avis et fait souvent montre d’impatience et d’agressivité à l’encontre de Socrate. C’est pourquoi l’on peut dire, avec V. Goldschmidt, que « d’un bout à l’autre de l’entretien, Ménon porte en lui l’obstacle »[36].

S’il est donc des problèmes qui enclenchent la pensée, il en est, d’un autre type, qui l’empêchent, l’entravent et l’immobilisent. Ce sont ceux qui ressortissent au dogmatisme commun, aux préjugés, bref, à toutes ces idées que l’on qualifie, à juste titre, d’« arrêtées ». Voilà qui invite à relire l’étymologie : le problêma, l’obstacle dressé devant soi, peut l’être aussi en soi-même, et comme rempart ou moyen de défense, il peut avoir le sens d’une protection à l’égard de l’incertitude et de l’inquiétude, par ces armures que sont nos croyances et nos représentations, d’autant plus rassurantes qu’elles sont arrêtées. Au fond, plus que les problèmes eux-mêmes, ce sont les solutions premières, dogmatiquement reçues ou posées, qui constituent le véritable obstacle. La pensée est alors à elle-même son premier problème au sens où, confinée dans la doxa, elle a réponse à tout.

Plus grave, écrit H. Grenier, que de ne pas avoir accédé à la solution, ne pas s’être hissé au problème. (…) Il serait désastreux qu’une impatience étrangère à la philosophie, une hâte religieuse de néophyte (…), tentât, toute peine perdue, de récupérer au plus vite dans le savoir les pauvres trésors de l’opinion : des solutions[37].

Les problèmes philosophiques ne mobilisent donc la pensée qu’à la condition d’une pensée capable de se mobiliser elle-même, c’est-à-dire d’une pensée d’abord capable de penser contre elle-même.

 

Suite du colloque…

 

  1. Comme le stipule l’Arrêté du 27 mai 2003 publié au Bulletin Officiel nº 25 du 19 juin 2003, cette exigence de problématisation, dans les classes terminales du Secondaire – exigence valant également pour les concours de recrutement des professeurs – définit tant la conduite de la leçon que les épreuves du baccalauréat.
  2. On verra en particulier André Canivez, Jules Lagneau professeur de philosophie. Essai sur la condition du professeur de philosophie jusqu’à la fin du XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1965. L’auteur montre que cette émergence du problématique dans l’enseignement de la philosophie n’apparaît qu’avec la IIIe République.
  3. On verra plus particulièrement sur ce point Gabriel Marcel, qui a thématisé pour elle-même la distinction entre mystère et problème, en mettant en avant les caractères d’objectivité et d’extériorité de ce dernier. Voir en particulier Les hommes contre l’humain, Paris, Éditions Universitaires, 1991, p. 62 ; Être et avoir, Paris, Éditions Montaigne, 1935, p. 145, 169-170 et 183.
  4. Les problèmes de pollution, par exemple, doivent bien s’appuyer sur des données, des mesures comparatives et des connaissances en matière de physique, de chimie, etc. Karl Popper le dira pour la connaissance scientifique : « pas de problème sans savoir – pas de problème sans non-savoir. Car tout problème surgit par la découverte (…) d’une contradiction apparente entre notre savoir supposé et les faits supposés », « La logique des sciences sociales », in Adorno et Popper, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, p. 76.
  5. L’être et le néant, Première partie, chap. I, Paris, Gallimard (« Tel »), p. 38-39.
  6. Voir par exemple Homère, Odyssée X, 89 où « problêtés » (jeté en avant, qui avance en saillie) vient décrire le rivage des Lestrygons.
  7. Voir les Histoires d’Hérodote (VII, 70), où problêma désigne le bouclier ; Platon, le Sophiste (261a) et le Politique, où « parmi les obstacles [problematon], il faut compter les armures faites pour la guerre et les barrières » (279d).
  8. Voilà qui rapproche proballein de verbe latin objectare : « jeter devant », telle l’objection que nous (nous) faisons ou qui nous est faite.
  9. Les idoles de la tribu relèvent d’un anthropomorphisme inné ; les idoles de la caverne désignent nos préjugés, nos habitudes et nos passions ; les idoles de la place publique ou encore du forum sont faites de toutes les erreurs véhiculées par le langage ; les idoles du théâtre, enfin, désignent toutes les erreurs provenant de l’exposition publique des opinions des grands hommes (Novum Organum I, Aphorismes 38-70).
  10. On en connaît les exemples les plus fameux : celui des observations de Lavoisier par rapport à la théorie du « phlogistique » ; celui des irrégularités observées par l’astronome Alexis Bouvard dans l’orbite d’Uranus (1821), relativement à l’orbite calculée selon la loi de la gravitation universelle de Newton (1687).
  11. Paris, Éditions du Seuil (« Points Essais »), 1970, p. 35-37.
  12. Paris, Masson & Cie, 1973, p. 123.
  13. Confessions, Livre IV, chap. 4, Paris, GF-Flammarion, 1964, traduction, préface et notes par Joseph Trabucco, p. 70 ; voir également Livre X, chap. 33, p. 237.
  14. Hippias Majeur, 294e, trad. L. Robin, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), vol. I, 1950, p. 40.
  15. Les dialogues de Platon, Paris, PUF, 1947, p. 136. Voir également République VI, 504 b et Phèdre, 274a.
  16. Confessions, Livre II, chap. 4, op. cit., p. 42.
  17. Topiques I, 4, 101 b 25, Paris, Les Belles Lettres, 1967 ; repr. GF-Flammarion, 2015, trad. J. Brunschwig.
  18. Ibid., 101 b 28-34.
  19. Sur l’interprétation, 6, 17a 34, trad. Catherine Dalimier, Paris, GF-Flammarion, 2007.
  20. « La notion de problème en philosophie », Théoria, 1948, I, p. 2-3.
  21. Topiques VIII, 2, 158a 15-17, op. cit. (nous soulignons) ; ce peut être ici, communément, le libellé d’un sujet de dissertation.
  22. Ibid., I, 11, 104 b 13 – comme on peut à la fois défendre l’idée d’un plaisir qui est le bien et celle d’un plaisir qui est le mal.
  23. É. Bréhier, « La notion de problème en philosophie », op. cit., p. 3.
  24. De Anima II, 1, 413a 5-10.
  25. Ibid. II, 3.
  26. Ibid. I, 1, 403a 8-11, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1985.
  27. C’est toute la question du rapport de la philosophie à sa propre histoire qui, bien évidemment, se trouve ici engagée.
  28. Platon, Parménide, 130c, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), vol. II, 1950, trad. L. Robin.
  29. Apportons ici une précision : si l’on peut prétendre à l’universalité des problèmes philosophiques, encore faut-il éviter la tentation d’une position de surplomb affirmant que tout être humain devrait, dans l’idéal, se les poser. Si les problèmes philosophiques paraissent peu compréhensibles ou étranges à la plupart des gens, encore faut-il que chacun puisse ressentir cet universel pour lui-même – comme il revient au professeur de rendre l’élève sensible à l’obscurité du monde, sans imposer l’étonnement de façon abstraite. C’est en ce sens que Paul Valéry déclare défendre une philosophie qui ne s’explique que par « la volonté de ne rien laisser non rapporté à un quelqu’un » (Cahiers, Paris, Gallimard, « La Pléiade », vol. 1, 1973, p. 589). « Universel » ne signifie donc pas impersonnel.
  30. « La notion de problème en philosophie », op. cit., p. 4-5.
  31. V. Jankélévitch, La mauvaise conscience, in Philosophie morale, Flammarion (« Mille et une pages »), 1998, p. 43.
  32. La pensée et le mouvant, Paris, PUF (Édition du Centenaire), 1959, p. 1293.
  33. Enquêter plus avant sur la spécificité du problème philosophique demanderait, d’un point de vue didactique, d’en examiner le statut au regard d’autres champs disciplinaires qui ont aussi « leurs problèmes », leurs manières propres d’interroger leurs objets (l’histoire, l’économie, la littérature, etc.). On verra en particulier, sur ce point, la revue de l’INRP Recherche et formation, nº 48-2005 (« Formation et problématisation ») ; Jean-Paul Falcy et Véronique Vanier (coord.), La problématique d’une discipline à l’autre, Paris, Adapt-Éditions, 2009 (seconde éd. revue et augmentée).
  34. Cela n’est pas sans poser la question du statut et des limites d’une méthodologie comme métadiscours formaliste ou théorisant la nature de la dissertation, où le « problème » serait exposé comme un pur concept méthodologique.
  35. Rémi Brague, Le Restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon, Paris, Vrin-Les Belles Lettres, 1978, p. 216.
  36. Les dialogues de Platon, op. cit., p. 125.
  37. La connaissance philosophique, op. cit., p. 121-122.