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Ruptures

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À l’heure d’une tragédie sanitaire qui bouleverse la vie de chacun, et a conduit à la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires, le ministre de l’Éducation nationale, par ses déclarations précipitées, et généralement contredites par les décisions présidentielles ou gouvernementales, a rendu plus difficile encore l’établissement d’un rapport de confiance, dont il a pourtant fait le slogan de son ministère. Il n’est pas question de critiquer rétrospectivement des décisions, à la lumière d’une lucidité et de connaissances que l’on n’avait pas il y a quelques semaines. Mais le caractère inédit de la crise et les incertitudes de la situation auraient dû inviter le ministère à la retenue et à la prudence au lieu de multiplier les déclarations péremptoires, irréalistes et déstabilisantes qui niaient ou atténuaient la gravité de la crise.

Il faut éviter que de telles erreurs se répètent pour la préparation de l’année scolaire prochaine. 

 

Rupture pédagogique

Avoir parlé de « continuité pédagogique » fut une erreur : au lieu d’assumer une rupture qui a obligé les professeurs à inventer une nouvelle manière de travailler avec leurs élèves, l’administration du ministère a enjoint aux professeurs de continuer à faire cours, sans mettre à leur disposition des moyens suffisants pour cet objectif intenable à l’heure où des impératifs sanitaires étaient prioritaires. L’urgence était de maintenir le lien entre les élèves les plus fragiles et l’école. Mais au lieu de faire confiance aux professeurs en leur laissant du temps, la précipitation, les ordres contradictoires et la défiance de beaucoup d’administrations à leur égard sont allés à l’encontre de l’objectif fixé1.

On a exigé des collègues qu’ils s’approprient immédiatement, autant sur un plan technique que pédagogique, des moyens informatiques souvent défaillants, ce qui les a conduits à utiliser des outils inadéquats qui les ont placés dans une situation juridique incertaine. Cette entrée en matière a un peu plus éloigné de l’école les élèves qui ne disposent pas d’outils informatiques, ou qui doivent les partager avec leurs frères et sœurs, ou leurs parents en télétravail. Quant aux enseignants, ils se sont sentis abandonnés par une administration censée les soutenir.

Alors que les Universités ne reprendront pas les cours, on ne saura qu’à la fin du mois de mai si les lycées ouvriront en juin pour quelques semaines. Quelles que soient les modalités de cette improbable reprise, il faudra que les conditions sanitaires les plus strictes soient garanties pour tous.

 

La session 2020 du baccalauréat : éviter la rupture d’égalité

Dans ces circonstances inédites, l’annulation des épreuves terminales du baccalauréat et la transformation a posteriori en contrôle continu des notes obtenues pendant les deux premiers trimestres constituent la moins mauvaise solution possible. Mais l’exception ne saurait en aucune façon devenir la règle. On ne peut que s’inquiéter de voir les défenseurs d’un contrôle continu intégral profiter indignement de cette situation pour promouvoir leur marotte2.

Malgré cette solution radicale, deux incertitudes demeurent : la procédure d’harmonisation et l’oral du second groupe.

« Comme habituellement, un travail d’harmonisation interviendra, afin de respecter l’égalité de traitement des candidats », annonce le ministère. Or «habituellement», l’harmonisation se fait copies en main, avant les jurys de baccalauréat, entre les correcteurs d’une même épreuve. Dès lors qu’il n’y a plus de copies, faudra-t-il harmoniser les notes mises pendant l’année par les professeurs de philosophie ? mais selon quels critères ? Faudra-t-il, par exemple, prendre en compte les résultats habituels de l’établissement au baccalauréat ?

L’oral du second groupe est prévu du 8 au 10 juillet. Si les conditions sanitaires en permettent l’organisation, il faudra que l’épreuve de philosophie soit réaménagée. Le ministère prévoit en effet que « les élèves ne soient interrogés que sur ce qui a été effectivement traité en classe avant la fermeture des établissements et, le cas échéant, après leur réouverture ». Le 16 mars, de nombreux professeurs de philosophie n’avaient pas étudié l’œuvre suivie sur laquelle les candidats sont censés être interrogés. L’enseignement à distance et l’incertitude sur la réouverture des lycées rendent impossible le travail serein d’étude suivie d’une œuvre. Si l’oral de rattrapage est maintenu, les candidats devront être interrogés sur des éléments du cours — notions, textes, éventuellement une œuvre suivie — dont l’étude a été menée lors des deux premiers trimestres. Ces éléments de cours seront mentionnés sur une liste synthétique librement composée par leur professeur.

 

2020-2021 : éviter la rupture scolaire

L’année scolaire prochaine, dont les conditions sanitaires demeurent très incertaines, ne sera pas une année normale.

En septembre prochain, la majorité, et sans doute la totalité, des élèves ne seront pas entrés dans une salle de classe depuis six mois. Quels que soient les efforts déployés par les professeurs, on ne pourra considérer que le troisième trimestre de Première aura réellement eu lieu, après un deuxième trimestre déjà perturbé par les désordres liés notamment aux E3C1. Au total, c’est l’année entière qui aura été affectée. Il faudra donc l’année prochaine « prendre en compte les effets du confinement sur les apprentissages des élèves », ainsi que le recommande le groupe de travail « Enseignement scolaire » de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat. Il convient ainsi d’élaborer sans attendre « une adaptation des programmes et les modalités des remédiations afin de prendre en compte les lacunes dans les apprentissages induites par une année écourtée. »

Outre ces circonstances exceptionnelles, l’année prochaine sera la première année de Terminale de la réforme et verra l’entrée en vigueur d’un nouveau programme. Les professeurs seront privés de leurs repères habituels.

Au lieu d’ajouter des difficultés aux incertitudes, il convient donc de clarifier et de simplifier tout ce qui peut l’être.

Dans d’autres disciplines que la philosophie, il est sans doute envisageable de supprimer des chapitres du programme pour l’alléger. En philosophie, la diminution du nombre de notions d’un programme désormais resserré ne suffirait pas à rattraper les lacunes accumulées en Première. En revanche, le travail en demi-groupe est le moyen efficace pour remédier aux lacunes de l’année de Première. Il convient donc de dédoubler systématiquement une heure hebdomadaire de cours de philosophie, prioritairement dans les classes de la voie technologique, mais également en voie générale.

Plus nettement que dans les autres disciplines, la mise en œuvre du programme de philosophie dépend beaucoup de la façon dont les professeurs se l’approprient. Le programme est également accompagné de recommandations de l’Inspection. Il faut que celles qui seront bientôt publiées soient considérées comme provisoires et soumises l’année prochaine à la discussion collégiale de la profession.

L’épreuve de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » doit, quant à elle, être redéfinie. Actuellement, les candidats sont interrogés sur un texte, assorti de deux questions, l’une philosophique, l’autre littéraire. Mais les élèves, et quelquefois même leurs professeurs, ont du mal à distinguer entre les deux disciplines. Pour éviter les confusions, il faut donc deux épreuves distinctes. Le travail des élèves et des professeurs en sera grandement clarifié et simplifié.

Il conviendra également de limiter les groupes de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » à 25 élèves, et bien entendu, de l’ouvrir dans tous les lycées où elle existait en Première, même quand les effectifs seront faibles.

Il apparaît inévitable de reporter d’un an l’épreuve du « Grand oral », d’autant plus difficile à envisager l’année prochaine que les élèves n’y auront pas été convenablement préparés. Ils manqueront donc d’expérience et les difficultés prévisibles ne permettent pas d’envisager une préparation sereine du « Grand oral », épreuve nouvelle et mal définie. Ce report doit être l’occasion d’organiser une véritable concertation pour en redéfinir la forme et le contenu.  

Enfin, les E3C1 de Première, qui ont été passées dans des conditions désastreuses et dont les résultats n’ont pas pu être tempérés par les E3C2 devraient être annulées.

 

L’APPEP attend désormais du ministère qu’il fasse enfin confiance aux professeurs. Usant de leur liberté pédagogique, ils ont suffisamment prouvé leur conscience professionnelle et leur attachement à leur métier et à leurs élèves. Ils demandent maintenant un véritable soutien et la garantie de conditions sanitaires aussi sûres que possible.

Dans cette période difficile, j’adresse mes salutations les plus amicales à tous ceux qui ont été touchés par la maladie. Je pense tout particulièrement à Marie-Berthe Lefranc, adhérente de l’APPEP depuis le début de sa carrière, décédée le 2 avril du Covid-19, et qui me faisait l’honneur de son amitié. Je remercie Bernard Fischer qui a accepté de rédiger sa nécrologie.

 

Nicolas Franck, Président de l’APPEP

  1. Certains recteurs ont ainsi écrit aux enseignants de leur académie le samedi 13 mars, après l’annonce de la fermeture des établissements scolaires, des cafés et des restaurants, pour leur intimer l’ordre d’être présents dans leur établissement vidé de ses élèves aux horaires habituels de leur emploi du temps, sous peine de sanctions.
  2. V. par exemple l’éditorial du journal Le Monde du 4 avril, « Contrôle continu, exception ou exemple », ou la déclaration du SNPDEN qui se félicite que le ministre reprenne « nombre des préconisations […] qu’il a régulièrement mises en avant ».