Comment concilier l’exercice réfléchi du jugement avec la transmission d’une culture philosophique initiale ?

Didier Brégeon, Lycée Henri-Cornat, Valognes

 

Mon intention est d’interroger à la fois théoriquement et pratiquement ce qui est annoncé au sujet de l’enseignement de la philosophie dans le texte officiel de présentation du programme en classe terminale :

Je lis : L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. Une culture n’est proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position des problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles : l’exercice du jugement n’a de valeur que pour autant qu’il s’applique à des contenus déterminés et qu’il est éclairé par les acquis de la culture. » BO du 19 juin 2003.

Ce texte annonce deux finalités à la fois présentées comme distinctes et substantiellement unies. C’est cette union ici que je voudrais interroger, en quel sens peut-elle être substantielle ? Qu’est-ce qui la rend substantielle ? Est-elle même substantielle ? Qu’est-ce qui permet alors cette union ? Comment fait-on dans une classe pour favoriser à la fois les acquis d’une culture initiale et l’exercice réfléchi du jugement ? Nous exigeons, en effet, de nos élèves qu’ils maîtrisent des connaissances et qu’ils exercent librement leur jugement et si on ne se satisfait pas d’une simple restitution de ce qu’ils ont appris, nous pensons tous que l’acquisition des connaissances va être l’occasion indispensable d’exercer ce jugement. Nous sommes nous-mêmes, en tant que professeurs qui appartiennent et se reconnaissent dans une discipline appelée philosophie, imprégnés d’un savoir reconnu comme philosophique, que l’on nous a transmis, hérité d’une tradition, ce qui nous permet de dispenser notre cours, de problématiser les notions, de faire des dissertations et des explications de texte et nous savons combien ce savoir peut aussi rendre difficile l’appréhension des difficultés que rencontrent nos élèves.

Mon hypothèse est la suivante : le plan sur lequel la culture philosophique, dite initiale, se transmet n’est pas le même que celui sur lequel cette culture est réinvestie dans la position des problèmes. Là où la culture philosophique implique l’altérité historique d’un savoir éclairant et émancipant que l’élève a à assumer dans une prise en charge qui l’inscrit dans la culture, l’exercice réfléchi du jugement consiste dans une réappropriation personnelle de ce savoir.. Nous pouvons déjà nous interroger ici sur le sens de ce « proprement philosophique », est-ce la réappropriation par l’élève ou l’appartenance de ce savoir à ce qui est historiquement reconnu comme philosophique et qui vient contester un savoir qui ne le serait pas ? Il est toutefois certain que ce savoir doit être réinvesti dans un acte de penser qui confronte l’élève à lui-même, à ce qu’il sait et à sa capacité à mener un raisonnement problématique et construit. L’exercice de la dissertation par lequel on mesure ce réinvestissement personnel ne peut apparaître comme une simple succession de thèses d’auteurs (doxographie) ; celui de l’explication de texte, même si la part de la conduite personnelle du devoir peut y être moins grande, demande une problématisation qui n’est pas la simple restitution de la thèse et des idées de l’auteur.

J’aimerais interroger ces deux finalités et montrer d’abord ce qu’elles ont de distinctes. J’irais même jusqu’à affirmer que notre tâche de transmettre une culture philosophique aux élèves est contradictoirement confrontée à celle de favoriser l’exercice de ce jugement par lequel ils doivent investir par eux-mêmes ce savoir. S’il est nécessaire que les élèves se laissent imprégner par le savoir culturel de la tradition philosophique, en réinvestissant ce savoir, ils le « transforment » en lui donnant son sens dans leur propre jugement réflexif. C’est cette tension dans notre enseignement qui retient mon attention, comment nous confrontons-nous à cette difficulté, comment enseignons-nous cette tension que je présente théoriquement comme une contradiction dialectique, puisque le moment de l’apprentissage de la culture philosophique est contesté par celui du réinvestissement personnel ? À quels problèmes le professeur, comme ses élèves, sont confrontés lorsque sont exigés l’acquisition d’une culture philosophique et l’exercice d’une capacité à problématiser et à construire un raisonnement de façon réfléchie. Dans l’analyse de ces deux moments distincts, ce qui relève de la réflexion personnelle de l’élève ne se confond pas avec ce dont il hérite culturellement de la tradition philosophique.

L’enseignement de la philosophie n’est pas un enseignement d’histoire de la philosophie même s’il s’inscrit dans une culture historique et philosophique, il affirme alors qu’il existe en chacun de ceux à qui il s’adresse une double dimension libératrice (l’homme n’est pas unidimensionnel), et qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’émerger à la culture. Il y a la dimension qui relève de ce qui se transmet culturellement où chacun affirme et assume sa dette à l’égard de ceux qui l’ont précédé et où il négocie en même temps sa position en favorisant tel auteur ou telle idée plutôt qu’un(e) autre, et celle par laquelle chacun norme son discours par une obligation, au sens quasiment kantien du terme, à l’égard de lui-même où ce ne sont pas les contenus déterminés qui font la valeur du jugement mais la capacité que chacun a par lui-même d’ordonner son discours en déterminant les contenus pour assumer la responsabilité de l’acte de philosopher en répondant aux exigences de la dissertation.

 

Offrir une culture philosophique initiale

Il s’agit là d’une transmission historique par laquelle on fait comprendre aux élèves une dette à l’égard d’un savoir préalable. Nous ne sommes pas les premiers à penser, d’autres auteurs l’ont fait avant nous, les questions que l’on va être amené à se poser d’autres les ont posées. La formation culturelle relève d’une rationalité qui nous est transmise, mais nous ne sommes pas passifs et seulement dociles, nous sommes alors co-responsables de l’héritage que nous avons à assumer. Pour reprendre la métaphore de Jean-Michel Muglioni dans son ouvrage sur les Repères philosophiques, « d’autres nous ont devancés pour arpenter le massif de la pensée, ils nous ont ouvert des voies, proposer des chemins, à les suivre, nous apprendrons d’abord à marcher et à assurer nos prises. » C’est d’abord par les autres ici que nous avons à penser et par eux que nous pouvons nous orienter.

Par la transmission de ce savoir, c’est aussi et surtout l’invitation à penser autrement des idées sur lesquelles les élèves ont déjà un certain nombre d’opinions. Acquérir une culture philosophique initiale, c’est être « introduit », institué dans un certain savoir, c’est nécessairement faire acquérir une nouvelle façon de penser, c’est présenter des problèmes et des idées auxquels les élèves ne s’attendent pas, il n’est pas étonnant de les entendre nous dire : « je n’y comprends rien », puisqu’ils ne peuvent entrer en relation avec ce qu’on leur transmet qu’en étant altéré parce qu’on leur dit. Dans la transmission de la culture philosophique, il y a déjà la confrontation à soi, à son propre savoir, à ce que l’on pense savoir. On doit préciser que le maître qui enseigne n’est pas le maître qui domine et transmettre la culture, si cela suppose une autorité, ce n’est pas celle qui soumet.

Transmettre une culture philosophique initiale, c’est s’inscrire dans la tradition, quels que soient les choix. Le professeur met ses élèves dans la même situation qu’il a vécue lui-même apprenant, rien de ce qu’il dit ici n’est de lui, ni les mots ni les idées, puisqu’il n’a eu à le dire que de l’avoir fait sien, c’est-à-dire emprunté, au cours de sa propre formation, au fil de ses lectures, voire de ses rencontres. Pourtant lui seul peut le dire, comme cela, à ce moment là, dans son cours. A travers l’enseignant  qui parle ici ? C’est toujours à travers les autres que l’on parle, à travers tous ceux dont on a repris la parole, lesquels eux-mêmes n’ont parlé que d’avoir eux aussi repris la parole d’autres encore. Mais, et là les choses se compliquent, c’est qu’il faut également prendre en compte le fait suivant, non seulement ce que nous avons à dire, nous l’avons emprunté, mais c’est dans ce cadre là, à ses élèves là, dans telles situations précises, à telles fins déterminées que nous avons à le dire, en tentant d’en passer par ce que nous supposons être leur propre manière d’entendre et de nous entendre. D’où cet effort pédagogique auquel nous sommes contraints dans la situation, par la situation, pour dire ce que nous avons à dire et qui n’est pas de nous mais que nous pensons susceptible d’être entendus par ceux qui entendent ce qui n’est pas d’eux. Chacun ne parle que du point de vue de l’autre qu’il présume, qu’il anticipe, dans lequel, il a déjà tenté de « traduire » ce qu’il a à dire. En ce sens, même quand on lui transmet une culture philosophique, ce qu’est la vertu platonicienne, le cogito, la volonté générale, la loi morale, l’élève n’est jamais totalement passif, il doit recevoir cette pensée mais il ne pourra le faire qu’à partir lui-même de son savoir. La traduction est dans l’échange aussi présente que l’altérité dont elle est la conséquence.

La difficulté de cette transmission philosophique culturelle est aussi incontestablement sa diversité, voire sa relativité, les élèves ne sont pas sans nous faire remarquer, et souvent à juste raison, que les philosophes s’opposent, voire se contredisent et qu’aucun ne dit la même chose. C’est le rapport de la philosophie à l’exactitude de ce qui est énoncé qui est ici interrogé voire dénoncé. La tâche de l’enseignant est alors d’expliquer que la vérité philosophique admet la diversité des philosophies. Selon le mot de Kant, la philosophie est un « système de la connaissance », une architectonique qui présente une cohérence logique et systématique, relatif à une époque et s’il existe des problèmes qui transcendent l’histoire, il n’y a pas de philosophie intemporelle, toute philosophie construit par ses concepts ce dont elle parle et elle n’existe que dans le rapport dialogique avec les autres philosophies par lequel elle se constitue. Certes la philosophie doit toujours viser l’intelligibilité d’un « réel » qui lui préexiste mais il faut prendre la mesure de la distance qui sépare ce qui empiriquement se donne dans l’expérience et qui, philosophiquement, se pense. Analyser, ce n’est pas tout confondre, c’’est établir des différences et ce n’est pas tout amalgamer, c’est donc faire des séparations. Il ne s’agit pas de prétendre dire le « réel » du désir ou de « l’art » ou de ce qui est désigné par telle notion mais d’éclairer pour une meilleure intelligibilité sur un phénomène qui relève du désir ou de l’art, en recourant même à une déconstruction de ce que l’on considère d’abord comme un tout homogène.

La tradition culturelle inscrit tous les philosophes dans cette histoire commune, chacun est ainsi nécessairement l’héritier de ce qui a été dit précédemment, les problèmes philosophiques ne se posent pas en soi, ils n’existent que parce que des hommes se les posent. La philosophie n’existe que dans les philosophies, c’est-à-dire dans des moments philosophiques historiquement déterminés où les relations entre des positions identifiables se recomposent dans des configurations sans cesse nouvelles. Le savoir philosophique est toujours potentiellement contesté, ce que Bourdieu, à la suite de Marx mais aussi de Bachelard, sur un plan épistémologique, montre très bien. L’histoire et la transmission, c’est aussi le conflit, par la dette et la rupture, nous sommes à la fois des héritiers et des « meurtriers ». La rationalité historique a un versant doxographique mais aussi contestataire car il est toujours possible de contester la tradition en y prenant position. Ainsi la pensée des héritiers et celle de Bourdieu qui la conteste, s’inscrivent sur ce plan conflictuel de la rationalité historique. Il faut cependant préciser que, certes, telle proposition philosophique en critique telle autre, mais ce rapport historico-dialogique et intellectuel n’a rien à voir avec une dévalorisation, signe de supériorité et de mépris, nulle intention ici de se démarquer pour dominer. Si Spinoza critique le libre arbitre ou Kant le sentiment moral chez Hume, chacun reconnaît sa dette sans laquelle il n’aurait pu écrire son œuvre. Il faut faire comprendre que les critiques de Spinoza et de Kant n’invalident en rien les puissances conceptuelles des philosophies de Descartes et de Hume. Dans ce dialogue continuel, aucun des philosophes ne perd sa qualité de philosophes, au contraire dans ce mouvement dialogique de la pensée philosophique, un philosophe est encore plus « grand » par ce qu’il permet aux autres de penser, y compris contre lui. Il n’y a pas de vérité universelle même si dans toute philosophie il y a une prétention à l’universalité au sein même de l’histoire. Chaque philosophie construit les conditions de vérité de son discours.

Peut-il exister une culture philosophique initiale commune à tous les professeurs ? Chacun va s’approprier, à partir de l’usage de la tradition philosophique, telle manière de penser et de questionner. Peut-on cependant faire un cours sur la conscience qui ne ferait pas référence au cogito ; sur la morale, à la loi morale ; sur la politique, à la volonté générale ; sur l’inconscient, à l’approche psychanalytique des névroses ; sur la théorie, aux critères poppériens de scientificité ? Cette question mérite d’être posée dans la recherche d’un consensus disciplinaire, toujours relatif à ce qui l’oppose aux autres disciplines scolaires ou universitaires.

 

L’exercice réfléchi du jugement

L’exercice réfléchi du jugement ne relève pas de la transmission, il s’agit là d’une disposition, d’une capacité que, n’en doutons pas, chacun de nos élèves possède déjà. Il est question alors de ce qui ne se délègue pas dans notre enseignement, chacun fait ou non cet effort de penser. Notre enseignement n’apprend pas aux élèves à réfléchir, je ne pense pas que l’on puisse apprendre à quelqu’un à penser par lui-même mais chacun fait l’effort d’exercer ou non, à l’occasion de notre enseignement, son jugement. En revanche, le professeur doit mettre en œuvre les conditions pour faciliter cet effort. Il faut sûrement être sensible dans ce qui ne se délègue pas à tout ce qui peut favoriser ou non cette « vocation » à penser, cette disposition à la réflexion. Mais aucune connaissance transmise ne peut transmettre cet exercice, pas même une connaissance qui se présenterait elle-même comme problématique. « Dans quelle mesure le professeur de philosophie peut vraiment transmettre le sens du problème à ses élèves ? » interroge Julien Lamy dans son article de la Brochure d’accueil. C’est bien tout un « art », au sens kantien du terme, qui est ici exigé des élèves, celui qui va leur permettre de répondre aux exigences de la dissertation ou de l’explication, même si, rappelons-le, ces « exigences de procédure ne relèvent pas du même plan que l’effort qu’accomplit l’élève pour chercher à les satisfaire ou à se satisfaire pour y répondre. « C’est tout un art que de faire une dissertation, car s’il faut certes avoir des connaissances et de la culture, et s’il faut maîtriser des techniques de rédaction pour réussir, cela ne suffit pas… » Il faut un goût, dit-on, pour « l’aventure intellectuelle qui comporte une part essentielle d’invention ». On peut être sensible encore au travail de Bourdieu à ce sujet, de ce que sont des dispositions acquises socialement, de cet habitus par lequel l’élève s’engage ou non dans la réflexion. Bourdieu stigmatise cet exercice de la réflexion à travers ce qu’il nomme, dans ses Méditations pascaliennes, une « raison scolastique » qui consiste en cette « mise en suspens des présupposés du sens commun et à une adhésion paradoxale à un ensemble plus ou moins radicalement nouveau de présupposés, et, corrélativement, la découverte d’enjeux et d’urgences inconnus et incompris de l’expérience ordinaire.. » Mais ici le sociologisme de Bourdieu ne laisse pas de place à cette capacité qu’a l’homme d’exercer un pouvoir sur lui-même indépendamment de sa position relativement à sa détermination sociale. La dissertation encourageant « de omini re scibili » à l’apprentissage « d’une certitude de soi confinant mainte fois à l’ignorance triomphante » et Bourdieu ironise à propos de Michel Alexandre, professeur en khâgne, qui, investi de la croyance en la toute puissance de la rhétorique « couvrait de poses prophétiques les faiblesses d’un discours philosophique réduit aux seules ressources d’une réflexion sans appui historique. La puissance qu’un travail que j’appellerais éthique sur soi, n’a rien à voir avec le pouvoir social et ses manifestations dont chacun peut se faire valoir par ce travail qui conteste, en effet, l’héritage historique. Alors que l’habitus comme structure structurante et structure structurée détermine toute pensée et toute action comme relevant des structures sociales et relationnelles qui les rendent possibles. L’habitus, et cela est une critique que l’on peut adresser à Bourdieu, ne laisse pas d’autre place ici à l’affirmation de l’émancipation intellectuelle se libérant des déterminismes historiques et sociaux, que d’être elle-même produite par des déterminismes. D’où sa critique violente ci-dessus de la « raison scolastique » et de la revendication de sa « gratuité sociale » indifférente aux enjeux historiques et sociaux. Bourdieu ne reconnaît qu’un seul principe rationnel explicatif, celui de l’histoire et du social.

Il n’est pas impossible même que l’autorité supposée des grands textes philosophiques inhibe la réflexion individuelle de l’élève. Bien souvent, et Julien Lamy le signale à juste titre, il est plus aisé de favoriser une interrogation à partir de sa propre expérience personnelle. « quand une notion retentit avec des expériences vécues, comme c’est souvent le cas avec le désir et la liberté, on constate une mobilisation accrue », je rajouterais, non seulement à ce qui est dit mais aux questions suscitées, aux problèmes engagés. Ce n’est pas seulement la proximité de l’expérience vécue, c’est la liberté à penser que l’élève s’autorise ici. « On peut faire ici l’hypothèse écrit julien Lamy, que la situation de devoir (et peut-être de la transmission du savoir culturel), caractérisée par la position d’une question d’emblée générale et abstraite, ne faisant pas explicitement référence à des faits problématiques,, à la différence d’une situation de cours, où les problèmes peuvent émerger à l’occasion d’une analyse d’un fait ou d’une situation “court-circuite”, pour ainsi dire et dans une certaine mesure, la capacité des élèves à s’étonner.… » Est précisé : « En philosophie, le problème est caché, enveloppé dans l’énoncé du sujet : seule sa bonne et juste lecture (mais quelle est-elle ?) qui est déjà interprétation, donation de sens, permet de passer du sujet au problème. Je poursuivrais en recommandant le recours en classe à des faits non proprement philosophiques, comme des films, documentaires (de cas cliniques ou pathologiques par exemple) pour favoriser la réflexion philosophique.

L’exercice réfléchi du jugement est pensé comme une peine à laquelle on s’astreint dans le but d’un certain bien. Cet exercice tend vers la poursuite éthique d’une satisfaction, d’un bien corrélativement à l’entreprise de délégitimation critique de l’insatisfaction par laquelle il s’inaugure. Le professeur incite chacun à cette exigence qui ne peut réussir que si elle rencontre en l’élève une exigence qu’il a à l’égard de lui-même et de sa propre formation intellectuelle. Il y a un souci du Bien qui préside à cette exigence, souci du bien penser, du bien parler, du bien mener son raisonnement en vue de la vérité au sujet de ce qu’on énonce. Souci qui présuppose une insatisfaction première, dans ce qui doit apparaître comme un mauvais savoir, une opinion commune ou plus généralement, ce qui ne satisfait pas la réflexion. Il ne s’agit pas en tant que telle, d’une dette à l’égard d’autrui mais d’une obligation à l’égard de soi-même. Dans cette perspective l’élève doit interroger ce qu’il dit, mettre en question la connaissance qu’il possède, mettant en doute les certitudes, dénonçant les illusions, traversant une “crise de foi” dans le savoir pouvant conduire jusqu’au scepticisme radical, là où d’autres, trop satisfaits d’eux-mêmes pour s’interroger, satisfaits des idées reçues, se complaisent dans un dogmatisme en supposant définitivement établie la légitimité de leurs assertions. Il ne s’agit plus de faire accéder les élèves à un dire médiatisé par l’altérité culturelle, qu’importe à la limite ce qu’ils disent, ce n’est plus l’acquisition d’une connaissance philosophique qui est jugée ici mais de leur relation normative au dire, comment vont-ils dire ? Comment vont-ils construire leur discours, préoccupés qu’ils doivent être de ne pas dire n’importe quoi ni n’importe comment pour traiter une question. On n’attend pas sur ce plan de connaissances, on ne juge pas de la culture philosophique mais de la manière de guider un raisonnement. Ce ne sont pas les contenus de connaissances qui sont jugés sur ce plan mais le discernement du raisonnement dans lequel ils apparaissent et l’à-propos pour traiter progressivement une question posée. Maîtriser une connaissance n’est pas maîtriser un raisonnement. Là où la maîtrise de la connaissance exige que l’on assume ce que l’on dit en se référant légitimement à tel auteur, l’exercice réfléchi du jugement impose contradictoirement de ne pas d’abord se satisfaire pleinement de ce qui est dit, d’être dans une perspective critique par laquelle celui qui argumente relativise ce qu’il dit pour le critiquer, le corriger, le mettre en défaut pour finalement ne le tenir valide qu’au terme de cette construction. Et là encore, il devra admettre que son raisonnement n’est que provisoire, qu’il aurait presque pu dire autrement, qu’une autre réponse est finalement toujours possible mais on accepte de se satisfaire de ce que l’on a dit. C’est, sur ce plan, tout autant de sens que de cens qu’il s’agit par la normativité que l’on impose à son propre discours. L’exercice réfléchi du jugement exige que l’élève prenne la totale responsabilité de ce qu’il dit, qu’il fasse l’effort de comprendre lui-même la question qui lui est posée, qu’il comprenne des raisons pour lesquelles on lui a posée, qu’il découvre un implicite et qu’il soit ensuite capable de résoudre progressivement ces problèmes. Le rapport avec le savoir et la culture change puisque l’élève n’est plus “soumis” à l’autorité des auteurs, il doit les mettre en perspective pour construire son raisonnement. Là on demande à l’élève d’être dans la position du professeur et du philosophe. D’un côté, nous avons la reconnaissance d’une dette à l’égard d’une culture philosophique historique, de l’autre nous avons l’exigence d’une prise en charge de la pensée par elle-même par la capacité à formuler clairement la question. C’est la question de l’altérité qui est ici philosophiquement posée, cet exercice réfléchi du jugement n’est pas une dette à l’égard de l’autre dans une dépendance historique et sociologique. Le désir n’est pas ici le “désir de l’autre” pour reprendre la formule de Lacan, le “manque” n’est plus corrélé à la dimension de l’altérité. L’éthique du jugement réfléchi, celle de la dissertation n’est pas seulement une éthique de la responsabilité à l’égard d’autrui.

Comment favoriser cette double exigence, cette double dimension de la rationalité qui révèle des tensions, voire une contradiction peut-être insurmontable lorsqu’il s’agit de l’enseigner ? Nous ne devons pas y renoncer en refusant un enseignement qui ne serait que celui de doctrines, qui imposerait des connaissances obligées transformant l’élève en un répétiteur passif, certes il aurait des connaissances mais qu’en serait-il de cette confrontation avec sa propre pensée, de ce devoir exigé à l’égard de lui-même par lequel on lui demande de philosopher. Nous devons travailler à favoriser cet effort de réflexion, cet exercice du jugement même quand il est très maladroit et ne correspond pas à nos attentes. La confrontation à la difficulté, difficilement quantifiable, il est vrai, est toujours profitable. Inversement l’idée d’un élève qui trouverait tout en lui-même, qui ne se décentrerait pas de son unique position que la culture serait supposée écraser de tout son poids de manière contraignante, imposant son autorité de l’ordre social, est illusoire et délirante. Jacques Rancière le dit d’une belle façon  dans Le maître ignorant : «  c’est le secret des bons maîtres ; par leurs questions, ils guident discrètement l’intelligence de l’élève – assez discrètement pour la faire travailler, mais pas au point de l’abandonner à elle-même.”

Pratiquement, faut-il distinguer clairement le moment de la transmission de la culture philosophique, celui où l’on dispense un cours sur tel contenu de connaissance, dépositaire d’un savoir, exigeant des élèves qu’ils l’assimilent le plus précisément possible, exposant la vérité de ce que nous disent Platon, Descartes ou Rousseau et celui de l’exercice du jugement où par des exercices qui n’empruntent pas nécessairement à la culture philosophique, on confronte l’élève au caractère problématique de sa pensée à la manière dont Montaigne parlait de “l’exercitation” à propos de l’apprentissage du jugement ? Il faudrait alors conduire progressivement chacun à mobiliser dans sa propre réflexion, au sujet de telle notion ou texte, l’enseignement des philosophes.

L’exercice du jugement, c’est la capacité par laquelle chacun d’entre nous est capable d’ordonner son propre jugement, d’en faire l’épreuve, de l’assumer ou de le rejeter, c’est-à-dire de le normer en vue du bien ou de la vérité ? Cela n’a rien, en tant que tel, de relationnel et d’historique, l’élève, comme tout à chacun y est seul avec lui-même.  Cette capacité est en soi indépendante de la vérité énoncée. Que l’on soit plutôt wittgensteinien ou heideggerien, l’exigence rationnelle du jugement, comme  la confrontation à soi et l’effort intellectuel en vue du vrai sont les mêmes.

 

 Nous devons défendre un enseignement qui laisse la place au jugement réfléchi, à cet exercice de la pensée par lequel l’élève se confronte à lui-même, pour qu’il comprenne à quel point les autres ne pensent pas pour lui. Je répète, quel que soit ce qu’il pense, mais absolument  livré à lui-même, le jugement serait “vide”, peut-être à la façon de l’angoisse, fondement de la responsabilité kierkegaardienne. L’exercice du jugement ne s’exerce dans les faits que réinvesti par la culture et le savoir historique.  C’est pour cela que j’évoque une dialectique, l’instance éthique  du jugement est réinvestie dans le moment rationnel  et relationnel de la culture.

 

Suite du colloque…